Augustin Nsanze
Burundi :
LA DESCENTE AU PAS DU PUTSCH
(1993-2000)
Québec, 2002
Chapitre I * 10 juillet–21 octobre 1993 * La vitrine de la démocratie * 1.1 La mise en place des institutions démocratiques *
1.1.1 L’investiture de Melchior NDADAYE * 1.1.2 L’équipe gouvernementale *1.2.1 Les priorités de la législature * 1.2.2 La loi d’amnistie générale *1.2.3 Rapatriement et réinsertion des réfugiés *
1.2.6 Débat public sur la démocratie *
1.2.7 Recentrage de l’économie *
1.3 La démocratie à l’épreuve *
1.3.1 La transition de la désillusion * 1.3.2 Une opposition mesquine *1.3.3 Une armée trop engagée *
2.1 L’assassinat des grands dignitaires du FRODEBU * Coup d’État et crise constitutionnelle octobre 1993–février 1994 * 2.1.1 La mort du Président * 2.1.2 L’assassinat des autres dignitaires *2.2.1 François NGEZE, président du Conseil national de salut public * 2.2.2 Le gouvernement FRODEBU en exil *2.3 Les massacres civils et militaires *
2.3.1 Au centre du pays : Kibimba * 2.3.2 Au centre-nord du pays : Karusi *2.3.3 Au centre-nord : Banga *
2.3.4 À l’est du pays : Ruyigi *
2.3.5 La répression militaire *
2.4 Les réorientations du putsch *
2.4.1 Le désengagement du major Pierre BUYOYA * 2.4.2 L’identification des boucs émissaires *2.4.3 Le GAPS et le Collectif des partis d’opposition *
2.5 La violence dans la ville de Bujumbura *
3.1 La remise en place des institutions * Vers la Convention de Gouvernement * 3.1.1 L’initiative des négociations : Kigobe et Kajaga * 3.1.2 Le plébiscite de Cyprien NTARYAMIRA *3.1.3 Le gouvernement KANYENKIKO *
3.1.4 L’assassinat de Cyprien NTARYAMIRA *
3.2 Sylvestre NTIBANTUNGANYA : la marche sur place *
3.2.1 Entrée par la petite porte * 3.2.2 Les discours de prise de fonction *3.3 La négociation de la Convention de gouvernement *
3.3.1 Les pourparlers du Novotel * 3.3.2 La Convention de gouvernement *4.1 Introduction * L’après-convention : la crise des institutions * 4.2 Crise à l’Assemblée nationale *
4.4 Recrudescence de la violence et l’échec du débat national *
4.5 Dans les coulisses, deux géants s’affrontent *
4.5.1 Jean-Baptiste BAGAZA dans la course au pouvoir * 4.5.2 Pierre BUYOYA : la poursuite d’un agenda *4.6 La défection des Tutsi du FRODEBU *
4.7 Pierre BUYOYA au point d’arrivée ou la quadrature du cercle *
4.7.1 Le sommet d’Arusha du 25 juin 1996 * 4.7.2 Le dernier prétexte : les funérailles de Bugendana *4.7.3 Mission accomplie, Monsieur le président ! *
4.7.4 Quelques réactions au putsch *
5.1 La nomination du Gouvernement * La mission ambigüe * 5.2.1 L’embargo économique * 5.2.2 L’échec du dialogue avec la jeunesse et une partie de l’armée *5.2.3 Face aux bandes armées : la guerre ou la négociation ? *
5.3 Le rétablissement du Parlement et des partis politiques *
5.4 Le partenariat politique *
5.4.1 L’échéance de juin 1998 * 5.4.2 La mise en place des institutions du partenariat *5.4.3 L’Assemblée nationale de transition *
5.5 Les aspects du pouvoir totalitaire *
5.5.1 La justice : ligotée ou complaisante ? * 5.5.2 Une politique désastreuse de la sécurité publique *Table des matières *
Le 10 juillet 1993 avait pu finalement être célébré comme une fête nationale à la hauteur d’un peuple fier, d’une nation digne. Pour beaucoup, l’espoir était immense, on aurait dit un autre 1er juillet 1962. Mais l’avènement de la démocratie n’avait pas été souhaité par tous. D’échéance en échéance, on avait cherché à l’étouffer, sans succès.
Le nouveau président de la République, Melchior NDADAYE, fut auréolé selon le rituel prévu par la Constitution du 9 mars 1992. Il était le premier chef d’État hutu. Aussitôt investi, il entreprit de réaliser les promesses faites à la population pendant la campagne électorale.
Mais voici qu’après trois mois et onze jours d’exercice, il est assassiné par des militaires dans un bureau du Premier Bataillon des parachutistes, à Bujumbura. Les insurgés lui substituent l’ancien ministre de l’Intérieur et du Développement des collectivités locales, François NGEZE. Celui-ci est également Hutu, membre du comité central de l’UPRONA. Mais son exercice ne durera que deux jours. Car, harcelé à la fois par la communauté nationale et par la communauté internationale, le Conseil national de salut public qui a revendiqué le coup d’État propose le retour à la légalité constitutionnelle.
Le pouvoir est laissé dans la rue, l’équipe gouvernementale du FRODEBU ayant cherché refuge dans une chancellerie étrangère. Dès qu’elle est sortie, elle a trouvé la Constitution verrouillée. Car l’institution présidentielle ne pouvait être remise en place en suivant simplement les mécanismes constitutionnels. En effet, le président de l’Assemblée nationale a été assassiné en même temps que le président de la République. Pour pourvoir au poste de magistrat suprême, il fallait amender carrément la Constitution.
Les négociations de Kigobe et de Kajaga aboutissent à l’amendement qui permet au FRODEBU de désigner un autre candidat de son choix. Mais le Premier ministre devra provenir de l’opposition. Le FRODEBU porte son choix sur le ministre de l’Agriculture et de l’Élevage, Cyprien NTARYAMIRA. Le nouveau président prête serment au Palais des congrès de Kigobe pendant que des armes crépitent non loin. La priorité de son gouvernement : la discipline dans tous les corps constitués.
Le 6 avril1994, sur son chemin de retour de Dar Es-salaam, Cyprien NTARYAMIRA périt dans un accident d’avion, dans le ciel de Kigali. D’autres négociations, dites de Novotel, aboutissent à la désignation de Sylvestre NTIBANTUNGANYA, un autre membre influent du parti FRODEBU. Mais l’opposition qui n’a cessé de brandir le respect de la Constitution dans son intégralité, bien qu’on soit dans une situation d’exception, refuse d’entériner la proposition d’investiture du nouveau candidat comme chef d’État en titre. Les pourparlers se prolongent et conduisent à la signature d’une Convention de gouvernement. Celle-ci définit un autre partage du pouvoir qui éclipse ladite Constitution. Entre autres, les attributions du président de la République en sortiront particulièrement amoindries.
Isolé de son parti – lui-même devenu très fragile –, harcelé par l’armée et l’opposition, mal aimé par une fraction du FRODEBU qui a préféré la guerre à l’humiliation, Sylvestre NTIBANTUNGANYA finira par se rendre compte de la précarité de sa propre sécurité dans un pays où la rébellion gagne de plus en plus de terrain. Quand, le 24 juillet 1996, il prend momentanément refuge à l’ambassade des États-Unis, son ministre de la Défense nationale prononce sa déchéance en même temps qu’il annonce le retour du major Pierre BUYOYA. Celui-ci s’installe malgré toutes les protestations et justifie son retour peu noble. Il se donne lui-même un mandat de trois mois, qu’il transformera ensuite en une transition de trois ans. Tant pis pour les électeurs de Melchior NDADAYE !
Visiblement scandalisés par ce nouveau coup de force qui vise au rétablissement de la dictature militaire, les pays voisins acculent le major BUYOYA à engager des pourparlers avec la rébellion armée en vue rétablir plutôt le régime démocratique. Faute de pouvoir balancer totalement le FRODEBU, le major Pierre BUYOYA exploite l’échéance du mandat de ce parti pour se légitimer. Il signe avec l’Assemblée nationale, en juin 1998, un Acte constitutionnel de transition, qui l’autorise à prêter serment comme chef d’État. Cet Acte abolit officiellement la Constitution du 9 mars 1992.
Dès le jour même de la prise de fonction de Melchior NDADAYE et de son Gouvernement, le chantier du « Burundi Nouveau » commence, pour bâtir une société nouvelle que le jeune président veut prospère et sans références aux ethnies. Un grand atout : l’espoir de réussir fondé sur le soutien de la grande majorité de la population. Des raisons d’inquiétude aussi : il n’y a pas eu de transition, donc pas de préparation. Par ailleurs, le pouvoir sortant a déjà montré qu’il veut et qu’il peut tout remettre en cause. La vitrine de la démocratie sera très vite assaillie, puis démontée.
1.1 La mise en place des institutions démocratiques
1.1.1 L’investiture de Melchior NDADAYE
Le 10 juillet 1993 eut lieu l’investiture solennelle de Melchior NDADAYE. La cérémonie se passa au Palais des congrès de Kigobe. Les chefs d’État des pays voisins, Sese Seko MOBUTU, Juvénal HABYARIMANA, Ali Hassan MWINYI avaient fait le déplacement.
Vives acclamations quand Melchior NDADAYE, tenant le drapeau national, finit de prononcer :
Devant le peuple burundais, seul détenteur de la souveraineté nationale, je jure fidélité à la Charte de l’unité nationale, à la Constitution et à la loi et m’engage à consacrer toutes mes forces à défendre les intérêts supérieurs de la nation, à assurer l’unité nationale, la paix sociale, la justice sociale et le développement du pays, à promouvoir et à défendre les droits de l’homme et à sauvegarder l’intégrité et l’indépendance de la République du Burundi.
Le serment fut reçu par la Cour constitutionnelle devant l’Assemblée nationale. Ainsi le prévoyait la loi (article 68 de la Constitution).
Ainsi consacré président de la République, Melchior NDADAYE était désormais régi par l’article 70 de la loi fondamentale, qui stipule :
Le président de la République, chef de l’État, incarne l’unité nationale, veille au respect de la Charte de l’unité nationale et de la Constitution et assure par son arbitrage la continuité de l’État et le fonctionnement régulier des pouvoirs. Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire, du respect des traités et accords internationaux.
L’autre moment fort, probablement le plus fort, fut celui de la remise des insignes de la République au nouveau magistrat suprême. Le président sortant, Pierre BUYOYA, se leva et, sereinement, donna à son successeur le drapeau national, une copie de la Charte de l’unité nationale et le bâton de commandeur. Là aussi, vives acclamations, mais aussi quelques larmes discrètes, très vite effacées, sur les joues de l’une ou l’autre femme. On en aurait vu plus, si la coutume n’empêchait pas les hommes de pleurer en public. Car, dans le monde présent, le plus grand nombre n’était pas pour la perte d’un pouvoir que l’on détenait depuis 1966. On comprend donc que quand certains criaient de joie, d’autres étaient dans la détresse ; que quand certains encensaient, d’autres maudissaient.
Pour les militants du FRODEBU, l’investiture de Melchior NDADAYE rappelait le 1er juillet 1962, date de l’indépendance nationale. Pour certains mêmes, ce jour n’avait rien d’équivalent dans l’histoire du pays. Chez les perdants des élections, c’était la catastrophe.
En bref, si on raisonne par les extrêmes, le 10 juillet 1993 symbolisait la montée au trône d’un Hutu. Une occasion pour ses congénères de bénir, et pour les Tutsi, l’ascension inattendue, démesurée, d’un esclave.
Le troisième moment fort fut celui de la parole, des discours. Car le discours est indispensable dans les sociétés à oralité. Le président sortant assura qu’il remettait un pays qui ne manquait de rien. Le nouveau promit de le gérer en bon père de famille. Le style de l’un et de l’autre tranchait avec les paroles inamicales de la campagne électorale. Une page de l’histoire était apparemment tournée.
Enfin, pour montrer qu’il assumait dès à présent le pouvoir à lui conféré, Melchior NDADAYE signa, séance tenante, deux décrets présidentiels, l’un nommant un Premier ministre, l’autre promulguant la liste du gouvernement.
Le fait que le Premier ministre ainsi que le gouvernement furent désignés par le président de la République renseigne déjà sur l’étendue des attributions du chef de l’État. Il est le chef de l’exécutif. En vertu de l’article 72 de la Constitution, il nomme le Premier ministre et met fin à sa fonction. Il nomme également les autres membres du gouvernement et met fin à leur fonction, sur proposition du Premier ministre.
La Constitution sépare le pouvoir législatif et l’exécutif, essentiellement par le fait qu’un Représentant qui accepte d’être nommé au gouvernement ou à une charge équivalente cesse immédiatement de siéger à l’Assemblée nationale.
1.1.2 L’équipe gouvernementale
La publication de la liste du gouvernement à la clôture des cérémonies d’intronisation de Melchior NDADAYE a marqué un pas décisif dans l’avènement de la nouvelle République, puisque, dès ce même moment, l’exécutif était fonctionnel. La liste comprenait les mandataires publics suivants :
- Premier ministre : Sylvie KINIGI
- Vice-premier ministre chargé des Questions économiques et sociales : Bernard CIZA
- Vice-premier ministre chargé des Réformes constitutionnelles et du Développement : Melchior NTAHOBAMA
- Ministre des Relations extérieures et de la Coopération : Sylvestre NTIBANTUNGANYA
- Ministre de l’Administration du territoire et du Développement communal : Juvénal NDAYIKEZA
- Ministre de la Planification du développement et des Finances : Gaspard SINDAYIGAYA
- Ministre de la Défense nationale : Lt-col Charles NTAKIJE
- Ministre de la Fonction publique, du Travail et du Rapatriement des réfugiés : Léonard NYANGOMA
- Ministre de l’Agriculture et de l’Élevage : Cyprien NTARYAMIRA
- Ministre de l’Éducation nationale : Liboire NGENDAHAYO
- Ministre de la Justice et Garde des sceaux : Fulgence DWIMA BAKANA
- Ministre du Commerce, de l’Industrie, de l’Artisanat et du Tourisme : Jacques NGENDAKUMANA
- Ministre des Ressources naturelles, de l’Environnement et de l’Administration du territoire : Ernest KABUSHEMEYE
- Ministre des Transports, Postes et Télécommunications : Schadraeck NIYONKURU
- Ministre des Travaux publics et de l’Équipement : Anatole KANYENKIKO
- Ministre de la Communication et Porte-parole du gouvernement : Jean-Marie NGENDAHAYO
- Ministre de l’Action sociale, des Droits de l’homme et de la Protection féminine : Marguerite BUKURU
- Ministre de la Santé publique : Dr Jean MINANI
- Ministre de la Jeunesse, de la Culture et des Sports : Cyriaque SIMBIZI
- Secrétaire d’État auprès du ministre de l’Administration du territoire et du Développement communal chargé du Développement communal : Emmanuel NDAYIRAGIJE
- Secrétaire d’État auprès du ministre du Développement et des Finances chargé du Développement : Prosper BANYANKIYE
- Secrétaire d’État auprès du ministre du Développement et des Finances chargé du Budget et de l’Administration fiscale et douanière : Salvator TOYI
- Secrétaire d’État auprès du ministre de la Défense nationale chargé de la Sécurité intérieure : lt-col Lazare GAKORYO
Comme à chaque nomination ou remaniement ministériel, la composition de cette équipe n’a pas manqué de susciter des commentaires. Bien que l’opposition y ait eu 40 % de places, elle ne manqua pas de faire remarquer qu’il ne s’agissait que d’un saupoudrage, tant il est vrai qu’on ne peut satisfaire son rival ou mieux son ennemi.
La lecture de cette liste laisse sous-entendre que Melchior NDADAYE a tenu compte d’un certain nombre de critères pour s’assurer d’un certain équilibre. Tout d’abord, la nomination d’un Premier ministre et de sept autres membres du gouvernement issus des rangs de l’UPRONA montre le souci du nouveau chef de l’État de ne pas rompre avec le passé. Il aurait bien pu le faire, comme l’a fait remarquer une des huses de ce jour, Marguerite BUKURU :
J’interprète plutôt positivement le geste du président d’intégrer dans le gouvernement d’autres partis parce qu’il aurait pu ne pas le faire. De toute façon, il était vainqueur et le programme se serait bien réalisé sans ou avec nous.
On ne doit cependant pas perdre de vue que la promesse de désigner un Premier ministre issu de l’opposition est intervenue lors des manifestations des étudiants et des fonctionnaires qui, se réclamant de la pureté ethnique tutsi, se sont mis à contester le verdict des urnes, scandant qu’il s’agissait d’un recensement ethnique. Dans ces circonstances précises, le candidat devait être un Tutsi. Dès lors, il va sans dire que le pouvoir sortant a joué son rôle, en laissant toutefois une marge à la nouvelle majorité. Ce qui explique que la nouvelle élue fut une femme, bien au courant des dispositions de la Banque mondiale envers le pays à travers le Programme d’ajustement structurel en cours.
Un autre domaine dans lequel Melchior NDADAYE devait composer avec l’opposition était celui de la défense. Il ne pouvait pas nommer un civil de son choix pour diriger une armée devenue au cours des temps mono-ethnique, habituée à se diriger elle-même comme dans un pays conquis. Il a dû faire un des compromis les plus difficiles, tout en ayant en vue la possibilité d’opérer des changements au sein de ce corps :
La première décision qui a été prise, dit le Président, est de nommer à la tête de l’armée des officiers qui sont tout à fait favorables au changement, qui sont tout à fait favorables à la démocratie.
Si l’on prend en considération les autres nominations importantes comme celles des chefs d’état-major de l’armée et de la gendarmerie, ainsi que celle du conseiller du président en matière de sécurité, l’on se rend bien compte que Melchior NDADAYE a également recherché un certain équilibre régional, un équilibre toutefois précaire vu les précédents du 3 juillet 1993.
Dans son propre camp, le bureau politique du FRODEBU a également tenu compte d’un certain nombre de critères pour désigner les membres du gouvernement. Le souci d’un certain équilibre régional est resté, bien que l’on observe une prédominance des éléments du sud (Bururi) et du nord (Kayanza-Ngozi). L’on notera cependant que ce gouvernement comptait au moins cinq ministres rentrés fraîchement d’exil, donc en quelque sorte déconnectés des réalités du pays. La seule explication possible de ce fait est que Melchior NDADAYE ait tenu à récompenser les plus grands militants du mouvement BAMPERE qu’il avait initié lui-même au Rwanda avant de rentrer d’exil.
Enfin, le FRODEBU était tenu d’associer ses alliés politiques lors des élections. D’où deux postes furent attribués respectivement aux présidents des partis RPB et PP.
D’une façon générale, la première équipe gouvernementale semblait être bien équilibrée. Rien ne laissait à désirer sur le plan de la formation des élus. Cependant un handicap majeur était celui de l’inexpérience de bon nombre de ceux-ci, certains n’ayant point exercé des fonctions d’un si haut niveau, d’autres ayant tout à apprendre d’une société à laquelle ils n’avaient pas appartenu depuis bon nombre d’années. D’où Gilles BIMAZUBUTE, le futur vice-président de l’Assemblée nationale, pouvait parler d’une « équipe de transition », une équipe qui avait tout de même des atouts :
Premier atout : la direction effective du gouvernement par le président NDADAYE. On peut penser que cela va de soi ; que c’est cela même que prévoit la Constitution. Cependant, les charges du président de la République sont tellement nombreuses et accaparantes, que le chef de l’État pouvait avoir tendance à se décharger au maximum sur son Premier ministre. Pour ce gouvernement, il semble impossible que NDADAYE, même pour les questions de gestion courante, n’ait pas la haute main sur toute chose, sil veut prévenir tout dérapage et, notamment, des incompréhensions dangereuses entre collègues de sensibilités différentes et, à la limite, opposées.
Deuxième atout : un capital confiance important. Ce gouvernement est soutenu par une Assemblée nationale à 80 % FRODEBU, par un peuple qui a voté pour le président NDADAYE et son parti à une majorité écrasante, par une société civile qui est en train de se retrouver et de retrouver son rôle après trente ans d’inhibition et de musellement.
Dans son fonctionnement, le gouvernement s’est effectivement montré soudé autour du président de la République et son Premier ministre. Entre les deux premières personnalités du pays, la collaboration a été satisfaisante. Un malentendu est toutefois apparu au sujet des domaines dans lesquels le contreseing du Premier ministre devait être requis pour valider les décrets présidentiels. La Cour constitutionnelle a tranché à la satisfaction des deux parties.
Les Représentants, ainsi appelait-on les élus du peuple, tinrent la séance inaugurale de l’Assemblée nationale le 15 juillet 1993, comme le prévoyait la Constitution :
La première session de la législature se réunit de plein droit le premier jour ouvrable suivant le quinzième jour après son élection.
Les deux sensibilités étaient au rendez-vous. L’ordre du jour était également prévu par la loi fondamentale :
Son ordre du jour comprend alors exclusivement l’élection de son président et de son Bureau.
La séance devait se réunir sous la présidence du représentant le plus âgé. Ainsi le prévoyait également la Constitution. Le doyen d’âge se trouva être Gilles BIMAZUBUTE qui, qu’on se le rappelle, était un Tutsi, longtemps militant de l’UPRONA, qui s’était reconverti au FRODEBU. Expérience conseille.
L’article 118 s’avéra néanmoins incomplet sur au moins deux points essentiels. D’abord, tout en instruisant qu’il fallait élire un Bureau, il n’énumérait pas tous les postes qui devaient le composer. L’alinéa 1 mentionnait ceux de président et de vice-président, et restait vague sur les autres : « et d’autant de membres que de besoin ». Ce qui sous-entendait que les autres membres étaient peu importants et qu’on pouvait allonger leur liste comme on le jugerait nécessaire.
Ensuite, l’article était muet sur les modalités de conduite de la première séance. Ce qui devait mettre le président de séance dans l’embarras.
Le doyen d’âge trouva mieux de s’inspirer des dispositions de l’article 2 de la loi n° 1/01 du 15 décembre 1982 portant Règlement intérieur de l’Assemblée nationale. Ce que les Représentants de l’opposition refusèrent, arguant qu’on ne pouvait recourir à un texte antérieur à la présente Constitution. La logique aurait voulu que le président de la séance proposât à l’approbation de l’assemblée une méthodologie à suivre, ce qui aurait probablement abouti à une équation très simple pour les Représentants de l’opposition : « puisqu’il y a un poste de président et un autre de vice-président, prenez celui que voulez, nous nous contenterons de l’autre ». Apparemment le calcul était celui-là, puisque les Représentants de l’opposition rejetèrent même le principe de l’élection comme mode de désignation du Bureau. Ce mode les désavantageait à coup sûr, car ils étaient 16 en face de 65 Représentants du FRODEBU.
Faute de consensus sur la méthodologie, les Représentants de l’opposition proposèrent d’inviter un membre de la Cour constitutionnelle pour venir interpréter cet alinéa 2 de l’article 118. Or, la saisine de la Cour constitutionnelle suivait une procédure moins souple. Ce que voyant, les Représentants de l’opposition claquèrent la porte. Le groupe parlementaire FRODEBU continua les travaux, car le Bureau devait de toutes les façons être mis en place ce jour là. Ainsi le voulait la Constitution. Furent élus Pontien KARIBWAMI, Gilles BIMAZUBUTE et Stany-Claver KADUGA, respectivement président, vice-président et secrétaire général. Un Hutu et deux Tutsi, tous issus du FRODEBU.
Cinq jours après, le groupe parlementaire UPRONA avait saisi la Cour constitutionnelle. Celle-ci rendit son arrêt le 2 août 1993, déclarant inconstitutionnelles les dispositions de l’article 2 de la loi n°1/01 du 15 décembre 1982, sans pour autant invalider le Bureau mis en place le 15 juillet 1993. Cet arrêt, tout en donnant raison au groupe parlementaire UPRONA, s’avéra lui-même à la limite inintéressant, puisqu’il ne proposait pas de méthode à suivre, ne fût-ce que pour corriger les erreurs de procédure observées lors de la tenue de la première séance. Ainsi donc avait-il donné, en quelque sorte, raison à l’une et à l’autre des parties.
Les négociations qui suivirent ont permis à l’Assemblée nationale de se doter d’un quatrième membre du Bureau : un autre secrétaire général, poste qui fut occupé par un ressortissant de l’opposition, Martin SINDABIZERA.
Ces querelles et blocages au niveau de l’Assemblée nationale, qui furent exploités politiquement par les uns et les autres ont permis d’apprécier à quel niveau les Burundais avaient intégré le fonctionnement de la démocratie. L’opposition prenait à témoin l’opinion de la rue sur un éventuel retour au mono-partisme, au cas où elle n’obtenait pas le poste de vice-président, au moins. Ce que le parti gagnant était prêt à assumer, car ses Représentants refusaient un autre retour au mono-partisme qui aurait consisté à investir de fonctions importantes un ressortissant de l’ancien parti unique. Ce partage difficile est caractéristique de toutes les démocraties présidentialistes. Ce qui manquait aux Burundais, c’était l’engagement à respecter les principes de la démocratie. Or, les perdants des élections ont voulu se conduire comme les gagnants, aussi bien dans les paroles, que dans les intentions et les actes. Le résultat a été que toutes les séances de l’Assemblée nationale ont été houleuses, que le consensus n’a jamais été atteint, le groupe parlementaire UPRONA ayant recouru à la pratique de la chaise vide chaque fois que ses propositions n’étaient pas admises.
Par ailleurs, il avait plané un climat de suspicion entre les deux groupes parlementaires depuis le coup d’État manqué du 3 juillet 1993, le Représentant François NGEZE ayant été soupçonné d’y avoir été impliqué. Les choses allaient se compliquer davantage quand le procureur général de la République s’adressa par écrit au président de l’Assemblée nationale pour lui demander la levée d’immunité dudit Représentant, afin qu’il puisse répondre à quelques questions concernant la tentative de putsch.
1.2.1 Les priorités de la législature
Le FRODEBU avait son programme qu’il avait présenté pour être admis officiellement comme parti politique et sur lequel il s’est appuyé pour convaincre lors de la campagne électorale. Cependant, ce document de référence a été maintes fois adapté selon le public et les circonstances. De plus, à l’approche de sa prise de fonctions, ce parti devait quitter l’exposé des motifs pour identifier les priorités, les hiérarchiser, afin de proposer les orientations urgentes dans le long et le court terme. Dans le long terme, Melchior NDADAYE se faisait l’image suivante du Burundi qu’il se proposait de construire :
Qu’est-ce qui va caractériser le Burundi Nouveau pour lequel vous avez voté ?
Premièrement, la sécurité pour tous. Comme vous le savez, les années passées, notre pays a connu des tragédies répétées. Les souffrances que les Burundais ont endurées leur ont donné encore plus la soif de la paix. C’est pratiquement une évidence : les Burundais ont soif de paix. Paix dans votre pays, paix dans les communes, paix dans vos cœurs, paix dans vos foyers. Cette paix à laquelle nous aspirons tous, nous allons la chercher activement. Celui qui voudra la perturber, qui qu’il soit, quelle que soit sa force, se heurtera à la détermination des millions de Burundais décidés à protéger cette paix pour laquelle nous avons tous combattu et pour laquelle nous venons de gagner.
Deuxièmement, le Burundi Nouveau mettra son point d’honneur à faire respecter les droits de l’homme, sous tous les aspects et pour tous. Dans ce Burundi Nouveau, plus question d’oppression, de torture, d’élimination physique ; plus question d’emprisonnements arbitraires ou abusifs ; plus question de mépris pour les petites gens. Dans le système du Burundi nouveau, nous allons dire adieu à tous ces avatars caractéristiques des régimes dictatoriaux.
Troisièmement, le Burundi Nouveau aura comme image de marque l’unité véritable. Étant donné que cette unité véritable a toujours été hypothéquée par les injustices, l’exclusion, le manque de respect des droits de chacun, nous allons corriger ces travers en mettant en avant la justice dans tout ce que nous entreprendrons, en promouvant l’équité au profit de tous, de toutes les ethnies, dans toutes les provinces, l’égalité de tous devant la loi, de telle sorte que nul ne pourra se prévaloir de sa richesse ou de son origine pour opprimer les autres.
Quatrièmement, le Burundi Nouveau se démarquera par la liberté pour tous. Cette liberté se reflétera dans le droit d’aller et de venir de tous les citoyens, dans le fonctionnement démocratique à tous les niveaux, de sorte que les citoyens soient dirigés par ceux qu’ils auront élus et que les gens jouissent de la pleine liberté d’expression.
Cinquièmement, le Burundi Nouveau se caractérisera par la mise à l’honneur du travail. Dans ce pays, nous avons de la chance : les citoyens aiment travailler. Nous encourageons cette propension au travail pour accroître la production dans tous les domaines. Nous devons arriver à subvenir aux besoins alimentaires et dégager un surplus pour la vente. mais la promotion du travail ne concerne pas uniquement les cultivateurs. Tous les Burundais sont concernés : les agriculteurs, les éleveurs, les employés des sociétés, les fonctionnaires de l’État, les commerçants, les artisans ; nous demandons à chacun, dans le domaine qui le concerne, de redoubler d’effort, de viser à faire toujours mieux que les autres. Ainsi nous pourrons sortir notre pays de la pauvreté et le faire accéder à un niveau de progrès susceptible de renforcer notre démocratie. En effet, le proverbe dit : « Si tu passes une nuit le ventre creux, il sera rempli de méchanceté au réveil ». Et c’est cette méchanceté qui est la cause des conflits.
Sixièmement, le Burundi Nouveau sera marqué par le partage des richesses nationales. Nous désavouons fermement le système inégalitaire des régimes passés, l’exclusion en matière de richesse nationale, de développement, dans les écoles, les hôpitaux ou en matière d’emploi. Tous les Burundais ont droit au gâteau dans toutes les provinces ; le partage doit se faire entre toutes les ethnies, entre tous les citoyens. Chacun doit recevoir ce à quoi il a droit, en toute justice.
Septièmement, le Burundi nouveau sera caractérisé par le souci constant d’une bonne gestion des biens de l’État. Les citoyens auront un droit de regard sur les fonctionnaires de l’État et devront s’acquitter convenablement de leurs responsabilités. Les biens de l’État ne doivent être ni dilapidés, ni détournés. Celui qui sera reconnu coupable de détournement ou de mauvaise gestion aura causé du tort à tous les citoyens, au Burundi Nouveau ; les Burundais ne le lui pardonneront pas.
En bref, la sécurité, le respect des droits de l’homme, l’unité nationale, la liberté, le travail, le partage de la richesse nationale, la bonne gestion, voilà les mots clefs du programme quinquennal.
Le Président Melchior NDADAYE a assigné un programme très serré à son équipe gouvernementale. En effet, le pays connaissait beaucoup de problèmes et il n’était pas évident de pouvoir les hiérarchiser. Comme cela transparaît dans son discours d’investiture, les priorités retenues furent de sept ordres : élaboration d’une loi d’amnistie générale, organisation du rapatriement et de la réinsertion des réfugiés, définition de politiques sectorielles dans les ministères, préparation des élections locales, révision du plan de développement, réajustement du budget de l’État, débat général sur le pouvoir en démocratie.
1.2.2 La loi d’amnistie générale
L’élargissement collectif des détenus est devenu, en Afrique, comme un rite de passation d’un régime à un autre. Son sens est profond, surtout dans les systèmes dictatoriaux où la justice fonctionne selon le bon vouloir des dirigeants. Cependant, la libération, même dans ces conditions, a souvent été sélective, le nouveau pouvoir cherchant plutôt à ne pas démarrer sur les malentendus accumulés par le régime sortant. Ce sont, dans la plupart des cas, les prisonniers d’opinion et les prisonniers politiques qui ont bénéficié de l’élargissement, tandis que ceux de droit commun voyaient leurs peines commuées de façon sensible.
Dans le programme du premier gouvernement de Melchior NDADAYE, cette préoccupation venait en premier lieu. Elle était ainsi formulée :
[…] nous allons rapidement élaborer une loi d’amnistie pour que les personnes emprisonnées depuis le premier juin 1993, que ce soit des prisonniers politiques, ou des prisonniers de droit commun, pour que ces compatriotes sortent de prison et viennent nous aider à édifier le Burundi Nouveau.
On voit, ici comme ailleurs que cette loi allait être restrictive, puisqu’elle ne concernait que les personnes incarcérées après le 1er juin 1993. Pour les autres, il suffisait de faire fonctionner la justice normalement, et un grand nombre de détenus allaient jouir de leur liberté sans avoir bénéficié d’une faveur particulière. Certains n’avaient pas de dossiers judiciaires, d’autres avaient déjà passé en détention préventive plus de temps que celui prévu par la peine qui leur était imputable. Les prisonniers politiques, qui vivaient dans les conditions les plus dures, étaient des gens qui s’étaient retrouvées en prison parce qu’ils étaient les piliers des régimes antérieurs, ou tout simplement parce qu’ils avaient des différends avec des personnalités influentes.
Cette restriction ne fut cependant pas bien reçue dans les milieux de l’opposition. En effet, cette loi d’amnistie ne concernait pas les putschistes du 3 juillet 1993 qui avaient tenté de renverser la nouvelle République avant même son avènement. On fit même courir des bruits disant que Melchior NDADAYE allait libérer des criminels et des rebelles tout en refusant d’élargir une catégorie de prisonniers politiques. Si l’on parle dans un langage moins juridique, cela voulait dire que le nouveau président de la République se montrait clément envers ses congénères hutu, et restait insensible envers ceux de l’autre ethnie. Cette spéculation relevait de la simple intimidation, puisque même si la loi venait à être appliquée, la tentative de renversement des institutions était punie de mort. Voila donc que les hommes les plus dangereux de la société criaient fort pour être libérés les premiers. Quant aux criminels et aux rebelles, il suffit de se remémorer que seuls les Hutu avaient mérité ces attributs, à tort ou à raison, depuis 1965. Pour les Tutsi, on pouvait toujours trouver des circonstances atténuantes.
Autre chose qui faisait courir l’opposition, c’est que les anciens dignitaires du régime BAGAZA, qui avaient été emprisonnés dès les premières heures du régime BUYOYA, allaient recouvrer leur liberté. Le colonel Jean-Baptiste BAGAZA était lui-même concerné par cette mesure de clémence. Le geste d’élargissement profitait effectivement à Melchior NDADAYE, pendant qu’il mettait dans un profond embarras les ténors du pouvoir sortant.
Le projet de loi d’amnistie avait également suscité des inquiétudes dans les milieux de la Ligue des droits de l’homme ITEKA, pourtant proche du parti au pouvoir. Pour cette association, le principe d’une amnistie générale n’était pas mauvais. Toutefois,
elle considère qu’une amnistie générale va à l’encontre des intérêts de la société en ce sens qu’elle entraîne la libération des personnes ayant porté atteinte aux droits fondamentaux de l’homme dont notamment le droit à la vie.
Quelle voie de sortie la Ligue propose-t-elle pour gracier sans pour autant porter préjudice aux valeurs de vérité, de justice et de respect des droits de l’homme ?
La ligue insiste particulièrement pour que les personnes inculpées pour avoir commis des infractions graves (à déterminer) soient poursuivies et jugées équitablement dans les meilleurs délais (article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques), de façon à établir leur culpabilité ou leur innocence. En conséquence, la Ligue ITEKA demande au ministère de la Justice de mobiliser rapidement tous les moyens humains et matériels nécessaires pour liquider les dossiers en cours. Cependant, la Ligue reste favorable à des mesures permettant aux personnes inculpées d’être poursuivies tout en bénéficiant de leur liberté de mouvement.
Cette manière de voir les choses était sans doute excellente, mais elle butait sur les lenteurs accumulées de la justice. Combien de dossiers pouvait-on dépouiller avec toute l’attention voulue, et en combien de temps ? Par ailleurs, n’eût-il pas été carrément mieux de sélectionner les infractions et de ne gracier que les personnes impliquées dans les moins lourdes ?
Le Président Melchior NDADAYE était plutôt d’avis qu’il fallait passer l’éponge :
En amnistiant tous ceux qui, de l’intérieur ou de l’extérieur, ont porté atteinte aux droits fondamentaux du Peuple burundais en général, et des individus qui le composent en particulier, nous voulons, plus qu’il ne l’a été jusqu’à présent, assumer notre histoire sans toutefois en être prisonniers. Nous voulons, à travers un pardon national, assurer un contexte de sécurité à tous les Burundais à qui leur cœur ou la nation burundaise reproche des actes commis pendant les tragédies vécues dans le passé. En effet, face aux événements dramatiques que notre peuple a connus, avec parfois des responsabilités partagées mais souvent diffuses, il faut passer l’éponge. Il faut envisager l’avenir avec plus de lucidité, d’assurance et de sérénité. Cela constitue une base solide pour la paix intérieure, mais également contribue au rétablissement et à la consolidation optimale de la sécurité et de la paix dans notre sous-région.
Quand donc le projet de loi fut présenté à l’Assemblée nationale, il fut boudé par les députés de l’UPRONA. La loi fut tout de même votée et promulguée le 9 septembre 1993. Elle permit ainsi à plus de 5 000 personnes, soit 70 % de la population des prisons, de regagner leurs familles respectives, et au colonel BAGAZA de rentrer d’exil.
1.2.3 Rapatriement et réinsertion des réfugiés
L’autre défi majeur consistait à gérer l’afflux massif des candidats au rapatriement. En effet, la victoire du FRODEBU avait été ressentie comme une libération. Car désormais, tout Burundais avait droit à une pièce d’identité nationale, à un coin du pays où il pouvait ériger son domicile. La circulation devenait désormais possible sur tout le territoire : le quadrillage des cellules et des collines par les comités de l’UPRONA et les sections de la JRR n’avait plus raison d’être. Bref, la liberté était là, retrouvée : il fallait en jouir. Pour s’en rendre compte, certains réfugiés organisèrent des visites de terrain et retournèrent donner leurs impressions aux autres. Résultat, beaucoup s’empressèrent de vendre leurs maisons et fonds de commerce pour préparer leur retour au pays natal, tandis que ceux qui étaient moins nantis s’infiltraient déjà avant même que quelque mécanisme de contrôle pût être mis en place.
Cependant, pour Melchior NDADAYE, la question des réfugiés était plus large et plus complexe. Elle ne pouvait trouver toute la solution dans le seul cadre national. Car il y avait aussi des réfugiés rwandais et zaïrois sur le sol burundais, pour qui il fallait redéfinir le statut par rapport à la loi et aux réalités des pays d’origine, et par rapport aux engagements des trois pays dans le cadre de la CEPGL, le tout en conformité avec les règlements internationaux en matière de protection des réfugiés.
C’est pourquoi cette question a fait partie de plusieurs menus. Elle a été évoquée notamment lors de la visite du major Paul KAGAME à Bujumbura, du président Juvénal HABYARIMANA à Ngozi, de plusieurs délégations d’organismes humanitaires de la sous-région, sans oublier les organismes compétents de l’ONU.
En fonction des contacts ainsi faits, il était apparu au jeune président burundais que la circulation des biens et des personnes prévues dans les textes de la CEPGL devait entrer en pratique et dépasser le cadre de la surveillance des frontières à laquelle on la ramenait. Le titre de voyage de la CEPGL serait supprimé, seule la carte d’identité serait exhibée à la frontière. Pour les réfugiés tutsi rwandais installés au Burundi, la question était en voie d’être résolue dans le cadre des Accords d’Arusha. Quoi qu’il en fût, le gouvernement burundais était favorable à un rapatriement volontaire. Ceux qui ne voudraient pas rentrer pourraient rester, on leur délivrerait les documents nécessaires. Ainsi libérés de toute incertitude, ils seraient encouragés à investir leurs capitaux sur place. Une question plus délicate était celle de la naturalisation car, jusque là, ceux qui avaient obtenu le statut ne se sentaient pas moins étrangers. C’est pourquoi les demandes seraient réglées au cas par cas. La loi burundaise le voulait d’ailleurs ainsi.
Le gouvernement burundais souhaitait voir ses ressortissants traités de la même manière dans les pays où ils voulaient rester. Melchior NDADAYE estimait que nul ne devrait plus s’appeler réfugié. Des passeports et autres pièces d’identité seraient délivrés à tout ressortissant burundais qui les demanderait.
Parallèlement à ce débat, les choses étaient allées plus rapidement sur le terrain. Comme il a été dit plus haut, beaucoup de réfugiés n’ont pas attendu les missions d’évaluation qui auraient établi leurs besoins et préparé leur accueil. Au mois de juillet 1993, Melchior NDADAYE confiait à un journaliste de la Voix de l’Allemagne :
Ils rentrent massivement. Nous sommes de ce fait dans des difficultés réelles pour les accueillir dignement. Nous avons 179 000 réfugiés en Tanzanie, 12 000 au Zaïre, et 25 000 au Rwanda. Déjà 8 000 sont rentrés, et les demandes sont nombreuses. Rien qu’au Rwanda, les réfugiés veulent tous rentrer et tout de suite. Nous sommes en pourparlers avec le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés en vue de leur accueil, mais nous ne pourrons les contenir plus longtemps, étant donné les problèmes politiques au Rwanda. Nous venons de rendre public un plan d’urgence pour l’accueil d’à peu près 50 000 personnes. Nous voulons qu’elles soient intégrées dans un programme global de développement des régions d’accueil. Il faudra donc construire des écoles, des hôpitaux, des routes, des maisons, des adductions d’eau. Tout cela va coûter cher, mais c’est en définitive toute l’économie burundaise qui va en bénéficier.
Certes, le retour et la réinstallation des réfugiés, dans la dignité, supposaient beaucoup de moyens matériels et financiers, dont l’État ne disposait d’ailleurs pas dans l’immédiat. mais, pour les candidats au rapatriement eux-mêmes, dont la grande majorité étaient des paysans, l’intégration dans un programme global de développement ne pouvait constituer une condition préalable au retour. Pour eux, la priorité, et même la seule préoccupation, était de se retrouver sur les terres qu’ils avaient été contraints de déserter.
Deux cas de figure se présentaient. Soit les fugitifs avaient laissé des parents sur place, auquel cas la réinstallation sur leurs terres se réglait automatiquement dans le cadre du droit foncier traditionnel, soit des familles entières étaient parties sans laisser aucune attache avec la terre des ancêtres, auquel cas d’autres les avaient occupées et y avaient investi. Cette dernière situation prévalait surtout dans la plaine du lac Tanganyika, ainsi que dans les provinces de Makamba et Rutana.
Dans tous les cas, un organe étatique investi d’un pouvoir spécial d’arbitrage devait être mis en place. Ce corps fut nommé ad hoc : c’était la Commission nationale chargée de l’accueil et de la réinsertion des réfugiés. Elle avait une compétence juridictionnelle et comportait en son sein un tribunal devant lequel seraient portés les cas litigieux. Cependant, si cette commission pouvait superviser des sites d’accueil et distribuer du matériel d’équipement de première nécessité aux rapatriés, sans limite majeure si ce n’était l’étroitesse des moyens mis à sa disposition par l’État, il semble que ses initiatives en matière judiciaire pouvaient être compromises par les tribunaux réguliers qui étaient également compétents en matière de droit foncier. On pouvait douter seulement si ces derniers étaient prêts à coopérer avec le nouveau pouvoir, la justice burundaise étant connue pour être un des secteurs les plus engagés de la vie nationale. Cette superposition des structures, du reste inévitable, ne manquait donc pas d’inconvénients. mais il ne faut pas perdre de vue qu’une commission du même genre avait rempli une mission presque similaire sous l’exercice du colonel Jean-Baptiste BAGAZA, à l’instar des tribunaux. Sa réussite ne fut pas non plus totale, bien qu’elle ne se heurtait nullement à la concurrence des autres organes judiciaires compétents.
Sur la frontière avec le Zaïre, les rapatriés venaient par petites embarcations, et, sans s’être préalablement fait enregistrer, accostaient sur la rive du lac Tanganyika. De là, ils allaient à pied se confronter avec les occupants de leurs anciennes propriétés. Pour eux, la logique était simple : leurs terres étaient là, les usurpateurs n’avaient qu’à les évacuer de la même manière qu’ils les avaient occupées sans la permission de personne. Devant la résistance desdits usurpateurs, les rapatriés commençaient à cueillir des fruits, essentiellement des mangues et des bananes, car ils avaient fui en laissant derrière eux les bananeraies et les manguiers. Les plus audacieux s’installaient directement sur un coin de leur ancienne terre et commençaient à l’exploiter, en attendant le départ des occupants illégaux. Avaient-ils tort ou raison ? Il n’existe malheureusement pas de loi expresse en matière de gestion du butin de guerre, même dans les pays qui ont conçu le droit écrit depuis les temps les plus reculés.
Dans le cas d’espèce, les occupants illégaux, presque tous Tutsi, s’en remirent à l’UPRONA et à l’opposition en général. Les cadres de ces partis se mobilisèrent et exploitèrent cette situation, en lui donnant toutes les caractéristiques d’une crise ethnique : les Hutu dépossèdent systématiquement les Tutsi, et l’État FRODEBU ne fait rien pour protéger leurs propriétés. Certains bailleurs de fonds, qui avaient été longtemps liés au pouvoir UPRONA, prirent la partie de l’opposition en montrant très peu d’enthousiasme à soutenir l’opération de rapatriement.
Se sentant ainsi soutenus, quelques Tutsi de Minago, sous la houlette d’une des femmes de NAGARI, vinrent faire des démonstrations devant la Présidence et élirent ensuite domicile quelques mètres plus loin, dans les bâtiments du stade Prince Louis RWAGASORE. On a constaté que quand ils manifestaient, la garde présidentielle était complaisante. Les services de la Présidence chargés des questions sociales ainsi que des Représentants de la circonscription de Bururi établirent des contacts avec ces personnes, leur promirent même de les accompagner pour aller faire un constat de la situation ensemble. mais, en même temps, les manifestants étaient manipulés par les ténors de l’opposition, qui se succédaient pour leur donner des vivres, des conseils et des instructions. Résultat : quand les manifestants levèrent le siège et rentrèrent chez eux, en compagnie d’un député, à bord d’un véhicule mis à leur disposition par la Présidence, ils regagnèrent chacun son domicile, sans rien montrer d’anormal au Représentant du peuple, qui était pourtant un élu de leur circonscription.
En bref, il est indéniable que la pression très forte et spontanée des candidats au rapatriement était difficile à gérer. Mais il est aussi vrai que l’opposition qui, du temps de son exercice, s’était montrée très zélée à produire des réfugiés, n’aurait pas aimé voir leur retour en masse. Toute occasion était donc bonne pour faire échouer cette politique.
Une autre priorité du gouvernement était d’élaborer assez vite les politiques sectorielles dans les différents ministères, afin de rationaliser et harmoniser leur fonctionnement, en « tenant compte du programme du FRODEBU ainsi que d’autres principes de base qui avaient souvent été répétés à la population lors de la campagne électorale ».
En effet, l’exécutif venait d’être enrichi de deux vice-premiers ministères qui coiffaient l’essentiel des secteurs ministériels. Dès lors, il importait que les détenteurs des différents portefeuilles définissent leur mode de collaboration.
Par ailleurs, certains ministères avaient été regroupés en vue d’éviter la dispersion des énergies. En effet dans le passé, la création ou la scission d’entités ministérielles n’avaient toujours pas répondu à une nécessité réelle. Des fois, le clientélisme et le népotisme avaient guidé des choix en la matière. On en veut pour preuve les cas où l’un ou l’autre ministre avait été révoqué en même temps que son portefeuille était supprimé. On a également vu des ministères au sein desquels certains départements jouissaient de statuts spéciaux, reconnus exceptionnellement par la loi, tout simplement parce que le titulaire du portefeuille pouvait tout obtenir du président de la République.
Les regroupements concernaient surtout les portefeuilles suivants : ministère de la Planification du développement et des Finances ; ministère de la Fonction publique, du Travail et du Rapatriement des réfugiés ; ministère du Commerce, de l’Industrie, de l’Artisanat et du Tourisme ; ministère des Ressources naturelles, de l’Environnement et de l’Aménagement du territoire et ministère de l’Éducation nationale. Comme l’on pouvait s’y attendre, il y eut quelques frottements entre l’un ou l’autre ministre dans la redistribution de certains services.
Si l’on admet que la redéfinition des politiques sectorielles est d’une importance capitale, il est évident que celle-ci aurait dû précéder la sortie de la liste du gouvernement, afin de réduire au minimum les tâtonnements du début et de permettre un redéploiement des ressources humaines en fonction de besoins bien identifiés. Or, le pouvoir sortant n’a pas voulu accorder la période de transition nécessaire aux réajustements. Peut-être s’agissait-il là d’un calcul mesquin pour surprendre le pouvoir FRODEBU pendant qu’il se recherchait encore.
Parmi les priorités du gouvernement figurait aussi, en bonne place, la révision du budget de l’État. Certes, les caisses étaient vides, mais il fallait bien gérer ce qui restait, et prévoir les montants des enveloppes à soumettre aux institutions financières internationales, à la coopération bilatérale et multilatérale, ainsi qu’aux autres bailleurs de fonds habituels ou à identifier.
La révision du budget a fait l’objet de deux séances consécutives du Conseil des ministres, respectivement le 31 août et le 1er septembre 1993. Le réajustement par rapport aux prévisions antérieures a surtout pris en considération les nouveaux impératifs sociopolitiques, la mise sur pied de l’institution de l’Assemblée nationale, le contexte du rapatriement des réfugiés, ainsi que l’apparition de nouveaux organes dans la structure de l’administration et de l’armée. Dans dernier cas, il s’agissait notamment du déploiement des deux vice-premiers ministères.
1.2.6 Débat public sur la démocratie
Le débat public sur les questions en rapport avec le régime démocratique aurait dû être entrepris depuis le démarrage du processus démocratique. Il était prioritaire, à l’instar d’autres activités telle que l’élaboration d’une Charte nationale. C’est cela qui aurait constitué l’agenda de la transition, si le pouvoir en place avait accepté que cette phase cruciale fût envisageable. Or, ni avant les élections de juin 1993, ni pendant les quarante jours qui ont précédé l’investiture de Melchior NDADAYE, une telle initiative n’a jamais été prise. Le seul lieu du débat populaire a été le rassemblement dans le cadre des partis. On peut dire que, par-là même, le refus d’une transition a été un grand préjudice au processus démocratique.
Melchior NDADAYE inscrit donc le débat populaire comme une priorité pour combler cette grande lacune. mais il faudra attendre pratiquement deux mois et demi pour lancer officiellement le programme. Le jeune président envisageait ainsi ces discussions :
[…] nous préparerons et engagerons des discussions au niveau communal, au niveau des collines, des quartiers, des camps militaires. Ces discussions seront axées sur l’attitude et le comportement nouveaux qui doivent être adoptés dans ce Burundi Nouveau.
Lorsque, le 23 septembre 1993, Melchior NDADAYE ouvrit la campagne à Mugongomanga, il voulait sans doute que la classe politique donnât des leçons. mais celles-ci ne devaient pas être des recettes toutes faites, car les nouveaux dignitaires de la République avaient également besoin des leçons du peuple. Car, si tout le monde avait vécu la dictature militaire, il n’en reste pas moins que celle-ci avait été ressentie différemment selon la région, le métier, la fonction, le niveau intellectuel, etc. Le temps était donc aux bilans, aux propositions concrètes, et aux engagements pour marquer effectivement le changement.
Les hauts dignitaires de la République se partagèrent la tâche. L’exemple qui sera donné ici est la conduite de la discussion, tel que cela s’est passé dans un des quartiers sud de Bujumbura : Musaga. Dans cette localité, le débat fut conduit par le vice-président de l’Assemblée nationale, Gilles BIMAZUBUTE, et de l’auteur du présent livre. Il s’agit donc d’un témoignage.
Le tout premier constat à faire est que la population urbaine tutsi de Musaga a été sous-représentée. Les Hutu dominaient. D’autre part, la grande majorité des participants appartenaient à la classe des petits commerçants et des paysans. On comptait peu d’intellectuels. L’autre constat est que, malgré l’orientation des débats pour les focaliser sur six points précis, les différents orateurs qui se sont succédé se sont très souvent recoupés, pour insister le plus possible sur les questions qui les préoccupaient le plus. Ainsi, presque dans le désordre, les thèmes suivants ont été abordés : la justice, l’exercice du pouvoir, l’ethnisme, la liberté, la sécurité, les infrastructures de développement, le travail, le crédit, la solidarité, la culture du coton.
Le fonctionnement de la justice a été le premier centre d’intérêt. Les questions et remarques ont fait ressortir les préoccupations suivantes :
- Il y a une séparation nette entre les hauts fonctionnaires de l’administration – y compris les magistrats – qui sont au-dessus de la loi, et les petits agents de l’État et les paysans qui subissent la justice.
- Les hauts fonctionnaires et la police sont les premiers à violer les droits de l’homme.
- Les trafiquants de drogues sont des hautes personnalités. La justice ne les poursuit pas.
- La détention préventive tend à se substituer à la peine prononcée après le jugement.
- Certains se permettent de déchirer les convocations, ils ne sont pas poursuivis pour autant.
- La justice fonctionne selon plusieurs vitesses. Il y a beaucoup d’arrêts de cours et tribunaux qui ne sont jamais exécutés, tandis que d’autres le sont immédiatement.
- L’État donne le mauvais exemple : il refuse des indemnités à ceux qui ont été expropriés pour cause d’utilité publique, et personne n’ose le poursuivre en justice.
- Les officiers de l’armée ne sont pas concernés par la justice : leurs troupeaux de vaches détruisent les champs des paysans, les indemnités qui leur sont exigées ne sont jamais versées.
- Les prévenus, longtemps détenus sans jugement, devraient être indemnisés par la justice, une fois blanchis.
Dans les conclusions à ce sujet, les citoyens de Musaga n’hésitent pas de dire que la justice doit être assainie par le haut ; il ne sera pas difficile au bas peuple de suivre l’exemple.
Le deuxième point sensible est celui de l’exercice du pouvoir, tel qu’il doit être en démocratie. Les observations faites peuvent se résumer ainsi :
- Les nouveaux dirigeants doivent faire face, sans panique, aux intimidations de l’opposition (déclarations incendiaires de François NGEZE).
- La nouvelle nomenklatura doit s’atteler à une redistribution équitable des richesses nationales. Toutefois, il faut absolument prendre en compte les compétences des requérants lors du recrutement de nouveaux agents.
- Hutu et Tutsi doivent répondre aux appels de l’administration sans distinction ni complexe. L’État fonctionne par et pour le FRODEBU et l’UPRONA.
- Le chef de zone (de Musaga) n’a pas du tout compris la place des députés ; il les croit tout puissants.
- Les nouveaux agents de sécurité ne comprennent pas l’ardeur de leur tâche : ils comptent les heures de travail comme les autres fonctionnaires.
Sous ce thème, on voit que les citoyens de Musaga sont préoccupés par le jeu des rapports entre la majorité au pouvoir et l’opposition. mais l’apostrophe est dirigée vers le nouveau pouvoir : il faut montrer la différence avec les anciens régimes, et on le croira.
L’autre thème sensible abordé avec courage alors qu’il était resté tabou sous les régimes précédents est celui de l’ethnisme. L’approche a ressorti trois aspects :
- L’ethnisme est omniprésent : le FRODEBU tend à se confondre avec l’ethnie hutu, tandis que les Tutsi tendent à s’isoler dans l’UPRONA.
- L’ethnisme doit être combattu. Pour cela il faut enrayer l’inégalité et l’injustice, partager équitablement la richesse de l’État, restituer les biens qui ont été spoliés (par les Tutsi) dans les temps passés. Les cadres donneraient le bon exemple en commençant par régler le plus vite possible les querelles entre les députés de l’UPRONA et ceux du FRODEBU à l’Assemblée nationale.
- Le pardon mutuel et la réconciliation sont possibles. Ils supposent que les dignitaires et protégés des anciens régimes reconnaissent leurs fautes, demandent qu’elles leur soient remises, et acceptent de restituer les biens qu’ils ont spoliés.
Une fois encore, ici, la balle est renvoyée dans le camp de l’intelligentsia, les anciens et les nouveaux dirigeants confondus.
En matière de sécurité, les citoyens de Musaga s’interrogent sur les méthodes de travail du Bureau spécial de recherche (BSR). Les conclusions de ses enquêtes concordent rarement avec les appréhensions des petites gens. Il semble par ailleurs y avoir un blocage dans les mécanismes du maintien de la sécurité : la police judiciaire hésite maintenant de répondre à de multiples sollicitations. Enfin, il est à remarquer que la sécurité n’est pas seulement l’affaire des agents spécialisés. Tous les hommes devraient s’entraider au niveau des communes et des collines.
Les débats sur les infrastructures de développement ont également occupé une place importante. Outre la question générale de la faiblesse des réseaux, que ce soit celui des routes, des écoles, des édifices de l’administration publique, des propositions concrètes ont été faites dans certains cas.
Ainsi par exemple, en matière d’enseignement, les gens ont suggéré la mise sur pied de commissions chargées de régler la question des redoublements au niveau de l’école primaire.
C’est donc dans ce langage franc de paysans et de semi-intellectuels, où l’on pouvait trouver des remarques et des leçons constructives adressées à tout le monde, que le FRODEBU pouvait puiser ses forces. À condition de ne pas verser dans l’intellectualisme et l’exclusion, comme les régimes précédents.
1.2.7 Recentrage de l’économie
Comme à l’avènement de tout nouveau pouvoir, le FRODEBU se devait de rassurer les opérateurs économiques étrangers et nationaux, tout en affinant les réformes qui s’imposaient, en vue de réajuster, d’améliorer et de créer des canaux de dérivations vers des secteurs jugés mal couverts. Dans ce domaine comme dans le politique, le FRODEBU avait du pain sur la planche. Car il n’était pas évident de se faire comprendre auprès des opérateurs qui, pour le grand nombre, avaient démarré leurs entreprises depuis l’époque coloniale. Ceux-ci avaient acquis des habitudes solides et fonctionnaient dans des réseaux inextricables de l’économie internationale.
Les opérateurs nationaux n’étaient pas non plus faciles à convaincre, car la bourgeoisie burundaise s’était formée de façon sélective. En ce mois de juillet 1993, on ne pouvait pas compter plus de trois hommes d’affaires hutu. Les entreprises étaient concentrées dans les mains des Tutsi, dont une bonne partie d’anciens réfugiés rwandais.
Deux dossiers brûlants étaient celui de l’élection de certaines entreprises dans la zone franche et celui de la poursuite des privatisations des entreprises publiques dans le cadre du Programme d’ajustement structurel.
Si l’on en croit le journal Africa Business Magazine dans sa livraison de juin/juillet 1993, le régime de zone franche burundais était le plus généreux et le plus souple d’Afrique. Le décret-loi n°1/30 du 31 août 1992 portant création d’un régime de zone franche au Burundi précisait les avantages fiscaux et douaniers dont bénéficieraient les entreprises qui pouvaient être élues dans cette catégorie. Les entreprises déjà agréées lors du changement politique de juillet 1993 étaient notamment AFFIMET SARL, DME, Exportations, La Bouture, AGRO EXPORT et MAUA, SPRL.
D’une façon générale, la politique de création d’une zone franche a été échafaudée et lancée en application trop hâtivement. C’est ainsi que des entreprises ont obtenu des avantages fiscaux et douaniers avant l’analyse complète de leurs dossiers. Ledit décret dit bien que
[…] les minerais peuvent être éligibles au régime de zone franche, à condition qu’ils aient subi une transformation conforme aux dispositions particulières arrêtées pour chaque type de minerai par les services compétents des Ministères ayant respectivement les mines et le commerce extérieur dans leurs attributions.
Force est cependant de constater que la commission technique a commencé à agréer les entreprises demanderesses avant la publication desdites dispositions particulières. Par conséquent, ce sont des entreprises déjà agréées qui sont allées proposer aux services des mines les transformations qu’elles jugeaient elles-mêmes nécessaires, mettant ainsi le ministère de la Géologie et des Mines devant le fait accompli. Comme l’on pouvait s’y attendre dans une situation pareille, les transformations proposées rentraient tout simplement dans le cadre des activités traditionnelles. Les exigences des services des mines, formulées tardivement, furent rejetées, ce qui ne remit pourtant pas en cause les contrats déjà signés avec le ministère ayant le commerce dans ses attributions.
L’entreprise AFFIMET, par exemple, a été agréée en zone franche le 3 février 1993. Les activités de l’entreprise sont décrites comme étant la production d’argent fin à 99,9 %, d’or fin en lingot et en grenailles à 99,9 %, la fabrication d’alliages et de bijoux, le traitement et l’affinage des métaux précieux ainsi que la taille de pierres précieuses. L’agrément ayant été décidé sans attendre la publication des dispositions particulières arrêtant le degré de transformation requis par chaque minerai, AFFIMET, ne s’est point senti lié par l’obligation de produire des bijoux.
De son coté, l’entreprise EJUMEAU INC s’est vue autoriser d’opérer en zone franche le 14 juin 1993. Bien que les services des mines eurent déjà élaboré les dispositions particulières à la transformation de la cassitérite et de la colombo-tantalite, la commission consultative du régime de zone franche, qui relevait du ministre du Commerce et de l’Industrie, se contenta de délivrer une licence qui ne reprenait pas ces exigences. Ainsi sont nés et se sont profilés les malentendus qui ont opposé les entreprises sous régime de zone franche et le ministère de la Géologie et des Mines pendant que celles-ci opéraient sous la protection du ministère du Commerce et de l’Industrie.
Invité par le journal Africa Business Magazine à donner son avis sur les mesures qui régissent ce régime, Melchior NDADAYE cibla plutôt les inconvénients en rapport avec le change et le rapatriement des capitaux :
Il y a, dit-il, du bon, mais il ne faut pas baisser la tête. C’est-à-dire dans ces dispositions concernant la zone franche, il y a beaucoup de liberté octroyée aux entrepreneurs en ce qui concerne le change, le rapatriement des bénéfices, le mouvement des capitaux ; il faut faire en sorte que cette liberté n’entraîne pas finalement une dépendance pratiquement totale du pays vis-à-vis du détenteur du capital qui, probablement, risquerait d’être l’étranger. Nous, nous voulons quand même garder la souveraineté de notre pays, et non être sous la coupe des multinationales que nous ne pourrons contrôler. Nous allons donc bien analyser les dispositions qui se trouvent dans les textes régissant la zone franche et faire en sorte que tout en encourageant ce système, on ne tombe pas dans des travers.
Durant la période 1990–1993, le gouvernement Adrien SIBOMANA avait également procédé à la privatisation en cascade des entreprises publiques et para-publiques. Cette nouvelle politique d’investissement industriel, inspirée du Fonds Monétaire International, s’inscrivait, de même que la création de la zone franche, dans le cadre de l’ajustement structurel. C’est probablement pour être compté parmi les bons élèves de l’institution internationale que le régime du major Pierre BUYOYA entreprit ce remue-ménage, qui était loin d’être achevé en juin 1993.
L’ensemble des mesures prises dans le secteur de l’investissement industriel laissait percevoir un développement séparé entre les campagnes et les villes. Elles venaient renforcer en plus la puissance de l’élite tutsi, qui avait le monopole du pouvoir et bloquait l’accès des Hutu et des Twa aux ressources du pays. C’est ainsi que furent créés, en 1992, un fonds de développement communal destiné à améliorer la vie des paysans et un fonds de soutien à l’investissement privé destiné à la classe bourgeoise. Le ministre des Finances et président du Comité inter-ministériel de la privatisation, Gérard NIBIGIRA, le dit implicitement :
Les prestations du fonds de soutien à l’investissement privé sont :
- la prise en charge, sous forme de prêt participatif, d’une partie de l’apport en fonds propres de nouveaux promoteurs sans ressources financières suffisantes qui investissent dans les secteurs prioritaires définis par le code des investissements. Pour un crédit commercial couvrant 70 % du projet, le fonds interviendra pour 25 % et l’intéressé couvrira les 5 % restants.
- Le financement, sous forme de prêt, d’études de projets prioritaires initiés par des promoteurs individuels : ceux-ci prendront en charge 10 % du coût de l’étude.
- Le financement d’une partie du capital-risque des entreprises existantes ou à créer.
Le désengagement de l’État dans l’économie par ce canal de la privatisation des entreprises publiques et parapubliques ne pouvait profiter qu’à l’élite bourgeoise déjà constituée, ainsi qu’à quelques aspirants qui pouvaient prétendre au bénéfice du fonds de soutien à l’investissement privé. C’est ainsi que, tout en niant le bradage des entreprises destinées à la privatisation, l’État accordait tout de même des crédits, en partie non remboursables, à des individus identifiés, anciens ou nouveaux promoteurs industriels. Voilà une façon de donner des cadeaux dans un cercle de magouilleurs sur des fonds que l’État a empruntés et que le pays devra, par conséquent, rembourser.
En matière de privatisation, Melchior NDADAYE entrevoyait plutôt des entreprises où les petits épargnants accéderaient à un actionnariat industriel. Ainsi les fonctionnaires moyens et les paysans pouvaient-ils accéder à l’entreprenariat commercial et industriel qui, jusque-là, était la chasse gardée des tenants d’un apartheid qui ne disait pas son nom. Interrogé à ce sujet, Melchior NDADAYE répond :
En ce qui concerne la privatisation […], nous ferons en sorte que les entreprises à privatiser soient accessibles par une approche d’actionnariat populaire parce que nous voulons intéresser des petites gens, les petits fonctionnaires, les petits épargnants, à avoir une partie du patrimoine, qui hier était détenu par l’État, plutôt que de laisser cela à quelques individus qui naturellement sont riches ou qui ont accès aux crédits bancaires. Cependant, dans cette perspective de créer un actionnariat populaire, nous n’allons pas diluer le capital de manière à faire un saupoudrage des actions. Nous aimerions qu’il y ait un noyau dur qui détienne entre 40 et 50 % des actions par exemple, et qui se sente vraiment intéressé par la gestion et par la rentabilité de l’entreprise. Tandis que les autres, disons 50 ou 60 % des actions, seraient dévolues à cette catégorie d’actionnaires populaires.
C’est dans ce contexte houleux de privatisations à la sauvette et d’octroi illégal de licences d’exploitation en zone franche, donc de bradage de l’économie nationale sous le couvert d’un certain programme d’ajustement structurel, que le parti FRODEBU gagne les élections. Un parti qui prône la démocratie, le progrès pour tous, l’égalité des chances : « nta mwana n’ikinono », tel est le principe sacro-saint du FRODEBU.
Melchior NDADAYE rencontra les opérateurs étrangers le 25 juin 1993, bien avant son investiture. Le 16 juillet 1993, c’était le tour des responsables de l’Association des employeurs du Burundi (AEB) de discuter avec le président de la République sur l’avenir de l’économie nationale.
Les employeurs exprimèrent qu’il y avait eu une baisse au niveau des chiffres d’affaires suite à une anxiété générée par la campagne électorale, mais qu’ils étaient maintenant rassurés et appréciaient beaucoup de points dans le programme du gouvernement. Ils passèrent en revue, ensemble avec le nouveau président de la République, les caractéristiques du marché intérieur et extérieur et s’arrêtèrent un bon moment sur les conditions d’amélioration du monde rural : comment y injecter des capitaux, au besoin avec le soutien de l’État ? Comment inciter les paysans à être plus entreprenants en vue de créer des sources d’autodéveloppement ? Car, pour le Président Melchior NDADAYE, le monde rural requérait plus d’attention que par le passé :
Le développement du monde rural, avait-il annoncé, retiendra une attention particulière des pouvoirs publics, compte tenu du fait que 90 % de notre population vit en milieu rural. Nous favoriserons une meilleure intégration de l’économie rurale dans l’économie moderne. L’esprit d’entreprise, d’auto-promotion, de recherche et de créativité aura une place de choix dans l’approche économique du nouveau pouvoir.
Les employeurs furent d’accord avec le chef de l’État pour investir dans le monde rural tout en plaidant pour une meilleure politique du crédit. Ils analysèrent ensemble avec le chef de l’État les conséquences du point 33 du programme politique du FRODEBU, dans le cas où il serait appliqué :
L’horaire de travail devra être aménagé de manière à prester 40 heures par semaine en consacrant chômée la journée du samedi.
Il est convenu qu’étant donnés les règlements contenus dans le code du travail et les pratiques déjà ancrées dans les habitudes des employeurs et de la main-d’œuvre, la discussion continuera. Celle-ci a abouti, car l’Assemblée nationale a voté au mois de septembre une loi instaurant la journée chômée du samedi.
Le Conseil des ministres, réuni le 17 août 1993, décida qu’AFFIMET cautionnerait au moins les droits, taxes et redevances pour un montant avoisinant les trois millions de dollars, à défaut d’annuler simplement la licence d’exploitation en zone franche.
1.3.1 La transition de la désillusion
Sur le plan politique comme sur celui de l’économie, la nouvelle République, que le FRODEBU avait baptisée Burundi Nouveau, démarra sur beaucoup de difficultés, les unes héritées du pouvoir sortant, d’autres inhérentes aux questions conjoncturelles, toutes cependant greffées sur un fond de sous-développement général. Tout ce qui pouvait plaire était cette liberté retrouvée, ainsi que l’espoir de réorganiser le pays de telle manière que chacun y trouverait sa place.
D’une façon générale, la passation du pouvoir aux niveaux provincial et communal se fit sans problèmes majeurs. Les quatorze gouverneurs sortant se retirèrent sans faire de bruit. De même, le remplacement des administrateurs communaux se fit dans le calme, la grande majorité des militants du FRODEBU étant satisfaits de ce que les nouveaux cadres administratifs étaient ceux-là mêmes qui les guidaient durant tout le parcours du processus démocratique. La règle générale était que les gouverneurs et les administrateurs communaux devaient être natifs de leurs entités administratives respectives. Telle avait été la promesse faite par le FRODEBU lors de la campagne électorale. Cette règle faisait tomber du coup les barrières régionalistes que les anciens pouvoirs avaient dressées pour privilégier les natifs de la province de Bururi dans la gestion de la chose publique.
Sur le plan de l’équilibrage ethnique, l’on nota la volonté des élites du FRODEBU de gratifier les militants tutsi membres de leur parti de postes provinciaux et communaux au même titre que les militants hutu. Ainsi, Anglebert SENTAMO et Joseph NTAKARUTIMANA se retrouvaient à la tête respectivement de Karusi et Ngozi. Léonce NDARUBAGIYE, qui appartenait au PRP, donc à l’opposition, fut nommé à Muramvya.
La jeune République héritait cependant d’une économie chaotique, totalement essoufflée. La dette extérieure représentait près de 100 % du produit intérieur brut, ce qui signifiait que l’État ne pouvait rien investir sans recourir encore une fois aux emprunts extérieurs. De surcroît, les caisses provinciales et communales étaient vides pour la plupart. Les mandataires du pouvoir sortant avaient exécuté, dans les derniers jours, des dépenses dans la logique de couper l’herbe au pouvoir FRODEBU. Sans aller chercher des exemples trop loin, il suffit de constater que Président Pierre BUYOYA lui-même avait octroyé aux ministres du dernier gouvernement un salaire cumulé de trois mois à titre de gratification et non de prêt, ce qui était un luxe dans un pays où l’économie était au bord de l’abîme.
Réunis pour la toute première fois autour du président de la République, le 20 juillet 1993, les nouveaux gouverneurs de province en étaient en tout cas à la désillusion. Hormis la Mairie de Bujumbura, toutes les autres provinces traversaient un marasme économique profond. Beaucoup d’employés communaux venaient de passer des mois sans être payés, ce qui était inhabituel dans ce pays. À Muyinga par exemple, il n’y avait que 2 000 francs Bu dans la caisse provinciale.
On a également constaté que, dans les derniers jours de leur exercice, bon nombre d’administrateurs communaux avaient abusé de leurs attributions en matière de gestion des terres domaniales. Beaucoup de terres et de parcelles ont été distribuées à la sauvette, de façon illégale. Les bénéficiaires étaient des proches politiques, d’où l’on peut parler d’une certaine solidarité négative. Ces abus ont été relevés notamment dans les communes Buyengero en province de Bururi, Bubanza dans la province éponyme, ainsi que dans certaines communes des provinces Muyinga, Bujumbura Rural et Ngozi.
Dans les provinces de Gitega, Kirundo et Cibitoke, la cession du pouvoir au FRODEBU s’est opérée dans un climat tendu entre les militaires et les civils. Au chef-lieu de Gitega, les rapports entre les deux catégories de fonctionnaires s’étaient détériorés depuis la période de la campagne électorale. À Cibitoke, les coups de bandits armés s’étaient subitement accrus, et l’on pouvait bien se demander d’où provenaient ces armes. En province de Kirundo, les nouvelles autorités ont pu déceler une complicité de l’UPRONA et du FPR dans les manœuvres de déstabilisation du pouvoir.
D’une façon générale, les gouverneurs de province et les administrateurs communaux sortant ont senti un certain malaise. Beaucoup étaient décriés par la population, suite aux multiples gestes d’intimidation qui leur étaient imputables pendant la campagne électorale, mais aussi et surtout parce que le peuple exigeait le changement après 27 ans de dictature militaire. Les premiers visés étaient ceux-là qui administraient des entités dont ils n’étaient pas originaires. Les paysans étaient intransigeants sur ce dernier aspect, à tel point que le président de la République dut retirer l’administrateur qu’il venait de nommer à la tête de la commune Rumonge en province de Bururi. Les paysans ne doutaient ni de sa fidélité au FRODEBU, ni de sa compétence, mais il avait le malheur d’être un « immigrant ».
Il ne faut pas perdre de vue que la population avait dans beaucoup de communes suspendu le paiement des taxes, et que la remise en marche de la fiscalité dépendait de la souplesse que le nouveau régime mettait dans la mise en place d’une nouvelle administration.
Mis à part ces problèmes d’ordre politique et économique, le pays hérité par le FRODEBU souffrait également de sérieux problèmes sociaux. Quelques exemples seulement seront ici mentionnés.
Le groupe minoritaire des Twa était à la croisée des chemins entre le nomadisme et la sédentarisation, d’une part parce que l’occupation des terres avait pratiquement mis fin à l’activité de la chasse – leur principal métier –, d’autre part parce que l’évolution des mentalités faisait que beaucoup de Hutu et Tutsi s’opposaient de plus en plus à l’extraction gratuite de l’argile. Les Twa détenaient pratiquement le quasi monopole de la poterie, activité qui complétait celle de la chasse dans la définition du mode de vie de cette population restée primitive.
D’autres domaines comme la justice sociale, l’éducation scolaire et académique, la santé, laissaient également à désirer.
Un problème qui ne peut être laissé sous silence était également celui du sort des réfugiés. Le cortège de malheurs qui avaient accompagné la gestion du pouvoir depuis l’indépendance avait fait beaucoup de réfugiés. On en comptait plus de 300 000 qui essaimaient en Tanzanie, au Zaïre, au Rwanda, et dans quelques pays occidentaux. Le pouvoir sortant avait initié un programme de rapatriement volontaire. Mais beaucoup ne voulaient pas rentrer tant que la gestion du pouvoir restait dans les mains de ceux-là mêmes qui avaient les mains sales. D’autre part, ceux qui se hasardaient à regagner leur pays étaient installés ailleurs que sur leurs propres terres, alors que les occupants illégaux de celles-ci ne s’inquiétaient de rien. Quelques sites identifiés comme favorables à l’accueil manquaient les infrastructures de base. On vu au moins un site à Kirundo qui manquait d’eau.
Il a été montré plus haut que, même si l’UPRONA et ses alliés avaient accepté de se présenter aux élections, ils n’adhéraient nullement aux principes démocratiques. Pendant la campagne électorale et après, ils ont usé de tous les moyens pour intoxiquer les catégories sociales les plus sensibles – à savoir l’armée et la jeunesse estudiantine –, pour les soustraire d’avance au débat sur les valeurs du pouvoir démocratique. Le principal argument mis en avant était celui relatif à la protection des minorités. Aux hommes d’affaires et aux étrangers, le pouvoir sortant avait fait miroiter sa capacité de promouvoir l’investissement commercial et industriel, rapidement et dans les conditions les plus avantageuses.
Dans une lettre envoyée au major Pierre BUYOYA par un Tutsi du FRODEBU, en décembre 1992, celui-ci touchait du doigt les manœuvres dangereuses auxquelles se livrait l’UPRONA :
Le deuxième danger qu’il vous faut tenir en compte, c’est l’intoxication de l’armée et de la police orchestrée par les milieux upronistes […]. Ce sont ces mêmes extrémistes (militants tutsi de l’UPRONA) qui soulèvent l’armée et la police contre le FRODEBU. Nous savons très bien qu’il y a des militaires et des policiers qui sont vraiment pour une éclosion véritable du multipartisme. mais nous sommes également inquiets de l’existence d’une frange de l’armée et de la police sérieusement intoxiquée par des civils upronistes et qui se disent prêts à tout chambarder dès que le FRODEBU gagnerait les élections présidentielles. Certains upronistes ne nous ont-ils pas avertis que le FRODEBU aurait intérêt à se contenter d’un grand nombre de sièges au Parlement et de ne pas convoiter la magistrature suprême, que sinon nos têtes vont tomber ?
À y voir de près, la responsabilité du sabotage de l’avènement et de la consolidation du pouvoir démocratique ne pourrait être imputable à l’UPRONA dans son ensemble. Certains upronistes tutsi ont salué de tous leurs vœux l’avènement d’un régime qui faisait tomber les barrières régionalistes. En effet, si beaucoup n’osaient parler officiellement de leur marginalisation dans un système qui était supposé les servir au mieux, il n’en reste pas moins vrai que bon nombre de fonctionnaires de la périphérie, c’est-à-dire originaires d’autres provinces que Bururi, étaient tout à fait prêts à une nouvelle redistribution des cartes que leur proposait le FRODEBU.
Au sein de l’élite de Bururi même, un groupe composé de parents et de proches de l’ancien président Jean-Baptiste BAGAZA avaient choisi de mener le même combat que le FRODEBU, probablement sans grande conviction, mais tout simplement parce que la nouvelle évolution leur ouvrait une chance d’être réhabilités.
Cependant, le gros des Tutsi de Bururi et d’ailleurs, militaires et civils, sont restés prisonniers du discours et des menaces de cette frange extrémiste dont parle Christian SENDEGEYA. Tout comme on a vu des cadres hutu de l’UPRONA, de surcroît originaires des provinces périphériques, tenir un discours tout à fait indécent devant un public composé majoritairement de leurs congénères.
Pendant l’exercice de Melchior NDADAYE, des lobbies qui s’étaient constitués pour faire échouer le processus démocratique ont redoublé d’énergie pour ne pas échouer à nouveau. Il existait trois noyaux qui travaillaient en étroite collaboration :
- un noyau des hauts cadres de l’UPRONA,
- un noyau de cadres militaires, et
- un noyau d’hommes d’affaires.
Le noyau des cadres de l’UPRONA, piloté par les principaux conseillers du président sortant, Libère BARARUNYERETSE et Alphonse KADEGE, tenait ses réunions soit à la permanence du Parti UPRONA (Ku Mugumya), soit au nouveau bureau que le gouvernement venait d’attribuer au major Pierre BUYOYA, compte tenu de son nouveau statut. On peut toutefois se demander, sans pouvoir apprécier avec exactitude, le rôle qu’y a joué le président du Parti, Nicolas MAYUGI, qui semble avoir perdu la confiance des autres ténors de sa formation politique après l’échec aux élections. Ce noyau comprenait, en outre, tous les parlementaires de l’UPRONA, qui étaient tous des anciens ministres du régime sortant. Leur solidarité négative pour rejeter d’emblée tout projet de loi présenté à l’Assemblée nationale n’en était qu’une des manifestations. Leur refus de lever l’immunité parlementaire de François NGEZE, alors que la requête avait été introduite par le parquet dans le cadre des investigations sur le coup d’État manqué du 3 juillet, en est une autre manifestation. On peut multiplier les exemples.
Le noyau des militaires transparaît dans la liste des présumés putschistes du 3 juillet 1993, dévoilée par le lieutenant Jean-Paul KAMANA, et qui sont de nouveau cités dans le Rapport final de la Commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme depuis le 21 octobre 1993. On en convient que s’il y a eu récidive, c’est qu’il y a eu continuité. Les réunions se tenaient soit à l’état-major, soit au mess des officiers. Les premiers instigateurs étaient parmi ceux-là mêmes que le nouveau président de la République venait de promouvoir : les deux chefs d’état-major, respectivement le lt-colonel Jean BIKOMAGU et le maj. Épitace BAYAGANAKANDI. Ce dernier avait même bénéficié d’un commissionnement au grade supérieur, pour être mieux considéré par le corps dont il était devenu le commandant. Les autres noms cités sont ceux du colonel Pascal SIMBANDUKU, et des lts-colonels Alfred NKURUNZIZA, Janvier BARIBWEGURE, Jean-Bosco DARADANGWA, Delphin NZOSABA et Célestin NDAYISABA.
Le troisième noyau était le plus homogène et, probablement, c’est lui qui avait le dernier mot. Ses membres étaient tous originaires de Bururi ou assimilés, et de surcroît, tous étaient des hommes d’affaires, y compris ceux qui étaient encore au service de l’État, militaires et civils. Ils avaient la puissance de la parole et de l’argent. Ils étaient également tous impliqués dans le putsch du 3 juillet. Initialement, le groupe était dirigé par le lt-colonel Sylvestre NINGABA et le major Bernard BUSOKOZA. Quand ceux-ci ont été emprisonnés suite à l’échec de la tentative du 3 juillet 1993, ils furent relayés par François BUTOKI, ancien agent de la REGIDESO originaire de Vyanda converti aux affaires. Le groupe se réunissait tous les soirs, à partir de 17 heures, au restaurant DICO, propriété du même BUTOKI. Les autres membres étaient Prosper TURIMUCI, président directeur général d’EXIM, natif de Matana ; Jérôme SINDUHIJE, colonel à la retraite, originaire de Vyanda ; Gérard CISHAHAYO, également colonel à la retraite originaire de Vyanda ; Antoine NDUWAYO, ancien secrétaire général de la CEPGL, originaire de Ryansoro ; Gédéon GIHAGA, commerçant originaire de Vugizo ; MUSOMBO, commerçant originaire de Vugizo ; Joseph NTAGABO, ancien ambassadeur originaire de Ryansoro, co-propriétaire d’EXIM, fonctionnaire à la Chambre de commerce et d’industrie ; VONDORO, ancien ambassadeur originaire de Ryansoro, co-propriétaire d’EXIM ; Charles KAZUNGU, ancien directeur général de l’OCIBU, originaire de Vyanda ; et Victor CIZA, ancien fonctionnaire de la ZEP, originaire de Vyanda également.
Dans son plaidoyer rendu public le 27 août 1997 à Kampala, le lieutenant Jean-Paul KAMANA montre la liaison entre ce dernier groupe et le major Pierre BUYOYA :
Selon les informations qui nous parvenaient dans les unités, dit-il, BUYOYA aurait envoyé au lt-colonel NINGABA par l’intermédiaire de son oncle BUTOKI le message suivant : « Ne vous découragez pas. Le programme continue. Cette fois-ci on va réussir et vous occuperez les mêmes fonctions.
Certes cette révélation est faite au conditionnel, mais beaucoup d’autres faits iront dans le sens de sa confirmation, par la suite. Son intérêt capital est qu’elle permet d’identifier le noyau central du putsch du 21 octobre 1993, qui se révèle être le même qui a échoué celui du 3 juillet. Et le major Pierre BUYOYA y est montré non plus simplement comme commandant des officiers qui vont à l’assaut du Palais présidentiel, mais comme l’homme qui pilote tous les groupes impliqués dans le processus. Son message est clair : le programme continue, il réussira, et chacun retrouvera son ancienne fonction. Ce qui relance le débat sur le paiement injustifié de trois mois de salaire aux dignitaires du régime sortant, sur la disparition de tous les dossiers importants de la présidence et de la documentation nationale, et sur le démantèlement partiel des moyens de communication du cabinet présidentiel.
On peut remarquer que, dans les milieux d’hommes d’affaires, ce sont les anciens militaires, anciens diplomates, anciens fonctionnaires reconvertis aux affaires, donc les bénéficiaires des régimes dictatoriaux passés, qui s’opposent avec le plus d’énergie à l’éclosion de la démocratie. Aluisi TOLOSINI ne se fait pas d’illusion :
L’ennemi commun des intérêts économico-politiques étrangers et d’une partie importante des potentats politiques burundais, c’est encore une fois la démocratie et ceux qui la soutiennent. Pour les tenants de ces intérêts, l’instauration de la démocratie politique et économique reviendrait à la ruine des affaires.
Au regard de la place que l’armée s’était taillée depuis 1966, puisque c’est elle qui tenait les rênes du pouvoir ; compte tenu également du refus du major Pierre BUYOYA de démissionner de l’armée alors que c’était une des conditions imposées par la Constitution pour se porter candidat aux élections présidentielles ; vu aussi l’attitude rebelle que certains éléments de ce corps ont affichée durant tout le cheminement du processus démocratique, il importe de refaire la lecture de la loi fondamentale en matière de défense nationale.
Dans un document inédit intitulé L’armée burundaise et la Constitution, l’avocat Mathias NIYONZIMA du barreau de Bruxelles donne un point de vue pertinent :
Selon la Constitution burundaise, l’armée ne constitue pas une institution indépendante, et encore moins une super-institution. Elle dépend plutôt du pouvoir exécutif, c’est-à-dire du gouvernement. C’est ce dernier qui lui donne des ordres et qui l’organise comme il l’entend, pour les besoins de la défense nationale sous la surveillance, bien entendu, de l’Assemblée nationale qui peut interpeller le gouvernement à ce sujet. Les militaires doivent obéir au gouvernement. Il leur est interdit de faire de la politique (article 58). Légalement, l’armée n’a par conséquent aucun pouvoir qu’elle puisse exercer de manière indépendante et autonome.
La Constitution souligne la subordination de l’armée au président de la République. Cette subordination est indispensable à tout régime démocratique. Dès qu’elle n’est plus établie, que l’armée agit indépendamment du pouvoir exécutif ou encore qu’elle refuse d’exécuter les ordres et les décisions de ce dernier, on se trouve en situation de putsch. La loyauté de l’armée doit être totale. La Constitution est irréconciliable avec une insubordination (aussi partielle soit-elle) de l’armée.
Le président de la République, qui est le chef de l’exécutif, est donc également le chef des armées ; c’est lui qui déclare la guerre, signe l’armistice et nomme aux emplois militaires (article 74). En cas de décès, le président de la République est remplacé par le président de l’Assemblée nationale et, en cas de décès de ce dernier, par le gouvernement, agissant collégialement (article 85 alinéa 2).
Par le simple fait que le major Pierre BUYOYA avait refusé de démissionner de l’armée alors que la Constitution le lui exigeait, la République se trouvait confrontée à un citoyen au-dessus de la loi. La démocratie était donc partie compromise par le militaire et le chef de l’opposition qu’était ce personnage. Ne pouvant régulariser cette situation, faute d’organe qui oserait le faire, l’on se plut à octroyer au chef de l’État sortant un statut spécial qui le maintenait au rang de Premier ministre, doté d’un pouvoir consultatif important. Ainsi se retrouvait-il même lavé du putsch du 3 juillet dont il avait jeté la responsabilité sur son directeur de cabinet.
Nous avons déjà emprunté, plus haut, à Melchior NDADAYE lui-même, les critères qui l’ont guidé dans la réorganisation du commandement militaire. À ceux-là qu’il avait désignés, il confiait une mission précise :
Et ces officiers, en collaboration avec nos services, sont entrain d’élaborer une politique de réforme, qui s’inspire bien sûr de notre programme, une politique de réforme de l’armée, de la gendarmerie. Et cette politique là sera discutée avec les intéressés, avant d’être mise en application. Nous avons dans notre programme envisagé de passer un débat dans les casernes pour que précisément tout le monde comprenne la nouvelle éthique à promouvoir au sein de l’armée. Et ce débat se situera autour des mois d’août et de septembre. En même temps, on procédera à des recrutements transparents. Nous allons recruter au niveau des officiers, des sous-officiers, et des hommes de troupe, et les recrutements seront mixtes, et ils se feront de manière décentralisée de façon à ce que toutes les personnes désireuses d’entrer à l’armée puissent y accéder. Nous insistons beaucoup là-dessus parce que c’est précisément de ce côté-là que des erreurs ont été commises, qui ont fait que l’armée a été perçue par certains comme une chasse gardée.
Il est difficile d’apprécier les rapports que Melchior NDADAYE entretenait avec le haut commandement de l’armée qu’il avait mis en place, et avec les militaires en général. Néanmoins il est apparu que chaque fois que l’hélicoptère s’est posé dans un camp militaire ou dans une brigade de gendarmerie, le chef de l’État a eu droit aux honneurs qui étaient les siens.
On a toutefois observé l’une ou l’autre fois des problèmes protocolaires dus probablement au fait que le protocole dû à un président civil n’était pas exactement le même que celui dû à un président militaire. Dans ce domaine comme ailleurs, un régime de transition aurait permis d’ajuster les pendules.
Ainsi par exemple, lors de la visite présidentielle dans les casernes de Gitega, le 27 août 1993, les commandants des camps du centre du pays déclarèrent qu’ils pouvaient accueillir seuls le chef de l’État, comme au temps du pouvoir militaire, même si les dignitaires de la Présidence venus également pour cette circonstance étaient sur place.
Lors de la rencontre du chef de l’État avec les militaires de la garnison de Bujumbura, au Bataillon des parachutistes, le 5 août 1993, certains sous-officiers et caporaux délégués par leurs collègues frisèrent les limites de la courtoisie dans leur façon de s’adresser au président. Ils n’auraient pas tenu le même langage à BUYOYA ou à BAGAZA. Il s’acharnèrent sur la question de la protection des minorités, chacun y revenant à sa façon, malgré les assurances que leur faisait le chef de l’État. Finalement, pour clore le débat sur cette question, le Président Melchior NDADAYE déclara que le Gouvernement et l’Assemblée nationale étaient prêts à trouver une solution à tout problème en rapport avec toute minorité qui se manifesterait en déposant sa requête selon les procédures en vigueur.
Du 15 au 18 octobre 1993, Melchior NDADAYE participe au Sommet de la Francophonie à l’Ile Maurice. Il a eu droit aux félicitations du Président François MITTERAND. Le président français a saisi l’occasion pour prendre à partie le général-major Juvénal HABYARIMANA qui ne s’engage que trop prudemment sur la voie de la démocratie et le maréchal MOBUTU décidé à bloquer le processus qu’il avait pourtant mis en chantier en tolérant l’organisation de la Conférence nationale souveraine.
Coup d’État et crise constitutionnelle
octobre 1993–février 1994
L’expérience burundaise de la démocratie n’aura duré que trois mois et onze jours. Car, dans la nuit du 21 octobre, le Palais présidentiel fut pris d’assaut, pendant que, dans le même temps, une vague de violences s’annonçait sur tout le pays. Le coup d’État plongea le pays entier dans la torpeur ; partout le sol burundais vit couler le sang, pendant que les commanditaires du putsch s’étaient auto-amnistiés et avaient disparu dans la nature, laissant cependant l’armée traquer des populations sans défense. Le retour de l’ordre supposait l’affirmation de l’autorité, mais le coup d’État avait créé un tel vide constitutionnel qu’il devenait impossible de doter le pays de nouveaux dignitaires sans que cette paix soit rétablie. Cercle vicieux qui ne sera brisé que par des mesures portant préjudice à la loi fondamentale, vu le contexte extrêmement complexe.
2.1 L’assassinat des grands dignitaires du FRODEBU
Dans la soirée du 20 octobre 1993, Melchior NDADAYE présidait une réunion du Conseil des ministres, le dernier, dira-t-on de source informée. Car, au même moment, se tenait un conseil militaire à l’État-major de l’armée pour renverser les institutions. Sorti de la réunion, le président de la République sera une fois de plus informé de l’imminence d’un coup de force. Il instruisit le ministre de la Défense nationale de transférer les conjurés du 3 juillet 1993 dans d’autres prisons, pour ne pas leur permettre de conduire une nouvelle rébellion. Une source informée dit qu’à la fin de la réunion à l’état-major, un colonel à la retraite, Gérard CISHAHAYO, qui y avait participé en tenue militaire, passa dans un bar de la capitale, sans paraître troublé. Ses amis, qui remarquèrent la tenue, le taquinèrent. Il expliqua qu’il portait le costume militaire pour se protéger contre le froid. Argument qui ne convainquit personne car la température ambiante était normale. Le colonel disparut et revint sans tarder en tenue civile.
Le Président Melchior NDADAYE rentra chez lui, sans prendre d’autres mesures spéciales pour renforcer sa sécurité. Vers 1h30 du matin, des mutins venus de plusieurs camps militaires et de la gendarmerie étaient aux portes du Palais présidentiel. De l’hôtel Source du Nil proche, la trentaine de clients réveillés par les coups de fusils et de blindés ne put que constater la maîtrise du terrain par les mutins. Bérets rouges et noirs de l’armée encerclent désormais le palais, avec une certaine décontraction, appuyés par des blindés.
Gâchis, dira Laurent GIRAUDINEAU. Les clients occidentaux des Sources du Nil n’avaient que ce mot à la bouche, en ce jour de putsch. Tous en mission pour la Banque mondiale, la FAO, le PNUD et d’autres organismes internationaux, ils venaient à Bujumbura concrétiser des contacts pris par le président NDADAYE lors de ses visites récentes à l’étranger, aux États-Unis et au Sommet de la Francophonie. À l’unanimité, le Burundi allait bénéficier d’un soutien accru en tant que vitrine de la démocratie.
Vers 6 heures du matin, trois civils, des chauffeurs, sont expulsés du palais et se réfugient à l’hôtel. À les écouter, les bérets verts de la garde présidentielle se sont ralliés aux putschistes :
Après s’être tirés dessus, les militaires ont discuté et se sont arrangés : les assaillants voulaient seulement capturer le Président Melchior NDADAYE.
La famille présidentielle est montée sur un blindé, à destination du baraquement de Muha, l’unité dont dépend la garde présidentielle, qui est toujours supposée être loyaliste. Melchior NDADAYE y est accueilli par le commandant du camp, le secrétaire général à la sécurité et le chef d’état-major général de l’armée. Le camp est encerclé par des militaires en grand nombre et des blindés. Le président de la République est tombé dans un traquenard. Il n’a d’autre choix que de s’adresser à la troupe. Après une vaine tentative d’engager le dialogue, Melchior NDADAYE est livré aux mutins. Il est séparé de sa famille et conduit au camp Bataillon des parachutistes. Dans le bureau où il sera torturé, NDADAYE trouvera gisant le cadavre de son meilleur compagnon de lutte : Pontien KARIBWAMI. L’assassinat du chef de l’État sera perpétré entre 9 heures 30 et 10 heures du matin.
2.1.2 L’assassinat des autres dignitaires
L’enchaînement des événements avait été rapide car, au moment où l’on traquait le président de la République, ses proches collaborateurs l’étaient également. Pontien KARIBWAMI et Gilles BIMAZUBUTE, respectivement président et vice-président de l’Assemblée nationale ; Juvénal NDAYIKEZA, ministre de l’Intérieur et des Collectivités locales, et Richard NDIKUMWAMI, administrateur général de la Documentation nationale et des migrations, avaient été appréhendés avant l’aube. Ils avaient été conduits au Bataillon des parachutistes et mis à mort avant que le Président Melchior NDADAYE n’y soit conduit à son tour.
Cependant, que ce soit pour le cas du président de la République ou pour les autres, la facilité avec laquelle ils se sont fait arrêter, avec un scénario similaire, laisse perplexe. Nous prendrons les cas du vice-président de l’Assemblée nationale, du ministre de l’Intérieur et des Collectivités locales, ainsi que celui de l’Administrateur général de la documentation générale et des migrations.
Ce soir-là, par exemple, Gilles BIMAZUBUTE était rentré vers 18 heures. Selon un témoignage digne de foi, il n’avait pas d’inquiétude. Il avait suivi les informations à la télévision avec ses enfants. Il avait suivi également une émission sportive et n’était allé se coucher que vers minuit. Une heure plus tard, ses gardes l’avaient réveillé. Parce qu’ils entendaient des coups de feu. Un officier lui téléphona pour lui dire que des mutins tentaient d’investir le Palais présidentiel, mais qu’il ne fallait pas s’inquiéter : on maîtrisait la situation [sic]. Vers 4 heures 30 du matin, un autre coup de téléphone : « on est à la chasse des responsables du FRODEBU ». Un commando était déjà à sa porte. Ses quatre gardes ne s’étaient pas interposées. Gilles BIMAZUBUTE se livra sans résistance. Il ne sera plus revu, ni vivant, ni mort.
De son côté, Juvénal NDAYIKEZA avait ce soir-là assisté au Conseil des ministres. À la clôture de la séance, il était allé rendre visite à son fils hospitalisé à la clinique Prince-Louis-RWAGASORE. Il quitta l’hôpital à 9 heures du soir. Vers 3 heures du matin, le ministre de la Défense nationale lui téléphona pour lui dire qu’il lui envoyait des militaires pour l’évacuer soit au camp Muha soit à la Nonciature. Effectivement, un camion de militaires du camp Muha était venu le chercher. Mais voici que cinq minutes après, arrivèrent deux autres camions et une auto blindée, envoyés cette fois-ci par le 1er Bataillon des parachutistes. Les parachutistes, plus nombreux et apparemment mieux équipés, n’eurent pas de peine à se rendre maîtres de la situation. Ainsi donc le ministre ne fut pas conduit par ceux qui étaient censés venir le sauver, mais par ceux-là qui venaient le chercher pour le tuer.
L’administrateur général de la Documentation et des Migrations, Richard NDIKUMWAMI, qui était supposé être plus averti que les autres, n’a pas lui-même échappé au coup de filet. Dans l’après-midi, il avait reçu une délégation du Front patriotique rwandais (FPR), conduite par le colonel RUTAYISIRE. Vers 1 heure du matin, il entra en contact avec le Palais présidentiel, qui était déjà assiégé. Dans l’intervalle entre 1 heure et 2 heures, il reçut beaucoup de coups de téléphone. Beaucoup ne savaient que faire. La réponse la plus édifiante ne pouvait provenir que du responsable de la documentation. Celui-ci a, presque à chaque fois, répondu :
Oui, je sais que la situation est extrêmement grave. Cependant, le ministre de la Défense nationale, Charles NTAKIJE, signale que c’est une mutinerie d’une petite faction de militaires, il a donné des assurances que le camp Muha va intervenir pour tout remettre dans l’ordre.
À 2 heures du matin, un commando de militaires étaient à sa porte et tentaient de la forcer. Les agents de la police municipale qui assuraient la garde n’opposèrent pas la moindre résistance. Richard NDIKUMWAMI prit refuge dans la salle de bain, d’où il sera brutalement extrait, dans une scène de casses et menaces. Il ne reviendra jamais.
Le fait que ni la garde présidentielle, ni les gardes en poste chez les autres dignitaires, ni les renforts envoyés du camp Muha n’aient pu s’interposer laisse planer des doutes de l’engagement des gardes en général à défendre les éminents fonctionnaires. Probablement qu’un traquenard soigneusement élaboré avait été monté et mis en marche par l’État-major des Forces armées.
2.2.1 François NGEZE, président du Conseil national de salut public
Le rôle de François NGEZE dans le putsch du 21 octobre est indéniable dans la mesure où il a été pratiquement le seul acteur visible, qui a assumé son rôle devant les media. Il a utilisé le cortège présidentiel ; la radio-télévision nationale l’a honoré du titre de Son Excellence François NGEZE, président du Conseil national de salut public.
Dans sa plaidoirie contre le major Pierre BUYOYA, le lieutenant Jean-Paul KAMANA dit que François NGEZE n’était qu’un pantin propulsé là provisoirement par l’ex- président de la République :
BUYOYA propose NGEZE, un civil hutu non extrémiste, comme président de la République, afin de faire accepter à la population burundaise et à l’opinion internationale le coup d’État militaire. Évidemment, NGEZE n’était qu’un outil, car BUYOYA devait reprendre le pouvoir, nous disaient nos supérieurs.
Dès les premières heures du 21 octobre, François NGEZE avait été conduit par les putschistes au camp Bataillon des parachutistes. Selon le ministre Léonard NYANGOMA, l’Honorable François NGEZE aurait même assisté à la torture du Président Melchior NDADAYE :
Là où NGEZE n’a pas de honte, dit le ministre de la Fonction publique, est quand il dit au peuple qu’il ne connaît pas où est Son Excellence NDADAYE Melchior, alors qu’il a été assassiné sous ses yeux.
À peine une heure et demie après l’exécution de Melchior NDADAYE, François NGEZE est présenté comme successeur. Il n’a pas encore quitté les bâtiments du camp Bataillon des parachutistes. Mis devant les officiers Jean BIKOMAGU, Pascal SIMBANDUKU, Isaïe NIBIZI, BUGEGENE, NDAYISABA, NDACASABA, NIYOYUNGURUZA, RUMBETE, NTARATAZE, KAMANA et NGOMIRAKIZA, François NGEZE accepte de prendre en main les destinées du pays. Il s’adresse ensuite à la troupe, qu’il remercie pour la confiance qu’elle a mise en lui. Conduit au mess des officiers, il tiendra le même langage devant une trentaine d’officiers. Il prend fonction de fait quand, installé dans un bureau de l’État-major général de l’armée, il dirige un « comité de gestion de la crise » mis en place ad hoc. Celui-ci est exclusivement composé d’officiers, seul son président est civil. En début d’après-midi, François NGEZE se voit octroyer les véhicules du cortège présidentiel ; deux lieutenants sont détachés pour sa garde rapprochée. Procédant ensuite à des nominations, il confirme entre autres le lt-colonel Jean BIKOMAGU dans ses fonctions de chef d’état-major général de l’armée, élargie à la gendarmerie.
Dans la même journée du 21 octobre 1993, en fin d’après-midi, les revers commencent. Paradoxalement, c’est le président de l’UPRONA, Nicolas MAYUGI, qui, au cours d’une réunion autour du nouvel homme fort, des représentants des partis politiques, désavoue le premier le pouvoir dont François NGEZE est investi. D’autres participants abondent dans le même sens et l’enjoignent de rétablir la légalité constitutionnelle.
On peut se demander d’où est venue cette contradiction entre le parti UPRONA et son militant François NGEZE, qui est aussi un divorce entre ledit parti et le haut commandement de l’armée dans le moment le plus crucial. La confusion restera jusqu’au 23 octobre 1993 à minuit, quand le major Pierre BUYOYA convoquera François NGEZE et le sommera de remettre le pouvoir au FRODEBU.
2.2.2 Le gouvernement FRODEBU en exil
Tandis que le grand nombre des membres du gouvernement avaient trouvé refuge à l’Ambassade de France à Bujumbura, les ministres Fulgence DWIMA BAKANA et Jean MINANI avaient traversé la frontière. Du Rwanda ils purent lancer des messages de détresse au monde entier. Le Dr Jean MINANI en avait reçu mandat du gouvernement en exil à l’Ambassade de France. La décision, dûment signée le 25 octobre 1993 par le Premier ministre était ainsi libellée :
Le gouvernement de la République du Burundi issu des élections des 1er et 29 juin 1993, réuni en une session extraordinaire, le 25 octobre 1993, en exil, a décidé de mandater le docteur MINANI Jean, Ministre de la Santé publique, comme son représentant itinérant et plénipotentiaire auprès des gouvernements et organismes internationaux amis. Il est particulièrement chargé d’assurer le contact entre le gouvernement en exil et la Communauté internationale en vue de tenir régulièrement au courant de l’évolution de la situation que connaît le Burundi depuis la nuit du 20 au 21 octobre 1993. Il est mandaté de toute l’autorité nécessaire pour exprimer les souhaits et requêtes du Gouvernement burundais en exil.
Le Dr Jean MINANI adressa au secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), dès le 26 octobre 1993, un mémorandum sur le problème du Burundi. Dans ce document, il proposait des solutions d’urgence pour sortir de la crise, et des mesures durables.
Les solutions d’urgence :
- déployer sans délai une force internationale dont la première mission est de persuader les militaires de rentrer dans leurs casernes ; la deuxième mission est de permettre au gouvernement légal de fonctionner, condition sine qua non au rétablissement de l’ordre, de la sécurité publique, de la protection des personnes et des biens, et assister les victimes (veuves et orphelins) et d’autre part, à l’Assemblée nationale de se réunir en vue de reconstituer son bureau ;
- considérer les crimes commis par les putschistes comme rentrant dans la catégorie des crimes contre l’humanité, imprescriptibles et devant être jugés par un tribunal spécial ;
- désigner une commission internationale d’enquête pour éviter la disparition des preuves, et que la lumière soit faite sur les massacres toujours en cours depuis le 21 octobre.
Les mesures durables :
- aider dans la restructuration de cette armée par la force internationale ;
- mettre sur pied une armée nationale seule capable de protéger les institutions démocratiques et tout le peuple burundais sans distinction ethnique et régionale ;
- aider le gouvernement à réformer l’appareil judiciaire et les corps de police.
Sur l’initiative du même Ambassadeur itinérant et plénipotentiaire, le président Juvénal HABYARIMANA convoqua, pour le 28 octobre 1993, un sommet régional sur la situation au Burundi. Assistaient à cette rencontre, outre le chef de l’État rwandais lui-même, le Premier ministre et vice-président de la République unie de Tanzanie, John Samuel MARECELA, le Premier ministre de la République du Zaïre, Faustin BIRINDWA et le Premier ministre rwandais, Agathe UWILINGIYIMANA. Le président en exercice de l’OUA y était représenté par le sous-secrétaire d’État égyptien aux Affaires étrangères, Said REFAAT. Le secrétaire général de l’OUA, Salim AHMED SALIM, était également présent en qualité d’observateur.
Dans leurs déclarations, les chefs de délégations ont réitéré la condamnation du coup de force déjà faite par leurs pays respectifs ainsi que par l’OUA. Ils ont réaffirmé leur engagement à tout mettre en œuvre pour aider à la restauration de la sécurité et de la légalité. De manière concrète, le sommet s’est favorablement prononcé sur la nécessité de mettre sur pied une force de stabilisation ayant pour mission de rétablir la confiance et la sécurité dans le pays. Cette force devrait être composée des effectifs émanant essentiellement des pays africains choisis en concertation avec le gouvernement légitime du Burundi. Le sommet de Kigali a en outre lancé un appel aux militaires burundais pour les prier de regagner leurs casernes et à la communauté internationale pour aider le peuple burundais à trouver une solution définitive à ses drames devenus cycliques et pour apporter une assistance urgente aux centaines de milliers de réfugiés qui avaient essaimé dans les pays voisins du Burundi ainsi qu’aux personnes déplacées se trouvant à l’intérieur du pays.
Réagissant à la tenue du sommet, les partis burundais de l’opposition, renforcés par l’Association pour la protection des minorités, la Société civile de la municipalité de Bujumbura et de la Confédération des syndicats libres du Burundi, sortirent de leur côté un communiqué, le 29 octobre 1993, dans lequel ils « condamnent énergiquement les actes d’ingérence perpétrés par le président HABYARIMANA et la déclaration issue de la rencontre de Kigali ; rejettent catégoriquement tout projet d’une intervention militaire étrangère au Burundi ; se désolidarisent du gouvernement sur cette question et le tiennent responsable des conséquences qui pourraient en résulter ».
2.3 Les massacres civils et militaires
Dès que les populations hutu de l’intérieur du pays apprirent la nouvelle qu’un coup d’État avait été tenté et que le président était prisonnier des putschistes, des paysans organisèrent la défense civile : arbres abattus sur les routes, ponts coupés. En plusieurs endroits, certains allèrent jusqu’à prendre en otage leurs voisins tutsi, menaçant de les supprimer au cas où le président serait assassiné :
Si vos amis les militaires tuent notre Président, ce sera votre tour après. Si les soldats viennent nous tuer comme en 72, nous ne serons pas les seuls à mourir, cette fois.
Certains cadres administratifs FRODEBU se cachaient ou prenaient la fuite, d’autres ne savaient quel parti prendre, d’autres suivaient le mouvement des paysans révoltés. Les otages tutsi furent, hélas !, exécutés en de nombreux endroits. Ils le furent soit au moment où fut connue la mort du Président, soit quand fut diffusé le communiqué du Conseil national de salut public. D’autres otages furent liquidés quand les troupes militaires furent en vue. Beaucoup succombèrent aussi à cause de leurs propos vexatoires, car, avertis depuis longtemps de l’imminence du coup d’État et des mécanismes conçus pour remettre en place le pouvoir UPRONA en éliminant physiquement les cadres du FRODEBU à tous les niveaux, ils n’avaient pas hésité à narguer leurs voisins hutu et à leur annoncer ce qui les attendait.
2.3.1 Au centre du pays : Kibimba
Dans la matinée du 21 octobre 1993, vers 9 heures, la tension était très grande. Des paysans hutu coupaient des arbres aux abords des routes, tandis que d’autres restaient à l’écoute de la radio. La station nationale ayant cessé d’émettre, on écoutait des stations étrangères, notamment les émissions en swahili de la Voix de l’Allemagne. Quelques Hutu auraient appelé des Tutsi pour les aider à bloquer les routes. Ces derniers auraient répondu :
Vous bouchez les voies terrestres, mais vous ne boucherez pas les voies aériennes.
Ce qui irritait davantage les paysans hutu. Il y avait dans la mêlée trois militaires en tenue de sport. On disait qu’ils étaient venus en congé. Ils suivaient les conversations, sondaient l’opinion. Les paysans, en colère, s’emparèrent d’eux, mais un nommé Gordien parvint à s’échapper.
D’autres mots lancés par des Tutsi que les Hutu ne supportaient pas étaient du genre :
Isake bayiciye umutwe/Le coq a été décapité.
Ibipfunsi babicacuye/Les points ont été coupés.
Pendant la récréation de 10 heures, les élèves du lycée de Kibimba virent les paysans qui abattaient les arbres. Les professeurs qui avaient terminé leurs cours rentrèrent chez eux, à une centaine de mètres, sur la route de Gihinga. Certains d’entre eux, des upronistes, portaient leurs casquettes rouge-blanc. Ils auraient également lancé des mots provocateurs à l’endroit des paysans hutu, tels que :
AbaHutu muja gupfa mwarushe/Muzibira amabarabara ntimuzibira ikirere/Ramutsa UPRONA nayo ibindi vyapfuye
[Traduction]
Vous, les Hutu, vous allez mourir exténués/Vous bouchez les voies terrestres, mais vous ne boucherez pas les voies aériennes/Ralliez-vous à l ‘UPRONA, le reste n’est plus rien.
Deux des enseignants furent saisis par les paysans et conduits au centre commercial de Kwibubu. Les paysans devenaient de plus en plus nombreux, affluant des communes voisines de Giheta, Bugendana et Rutegama. Certains étaient à la poursuite de Tutsi qui fuyaient en direction du camp militaire de Mwaro.
Quand le son de cloche marquant la fin de la récréation retentit, les élèves refusèrent de retourner en classe. Ils se regardaient entre eux. Les enseignants tutsi s’en prirent au directeur de l’école, Firmat NIYOYUNGURUZA. S’organisant autour du préfet des études, Jérémie NTIRANDEKURA, ils exigèrent que le directeur aille faire libérer les professeurs faits prisonniers par les paysans. Le directeur accepta, en posant cependant la condition que les élèves retournent en classe. Il donna la garantie que les paysans ne franchiraient pas la porte de l’école tant qu’il serait là. Les élèves persistèrent à refuser.
Aussitôt après le départ du directeur, le préfet des études disparut dans sa maison, enfila son training et revint devant la grande salle, alertant tout le monde avec un sifflet d’arbitrage. Tous les élèves de l’école (694 filles et garçons) se rassemblèrent autour de lui, qui tint rapidement ce discours :
Vous voyez que la guerre a déjà commencé. Vous tous qui savez que vous êtes Tutsi, nous devons fuir ensemble à Mwaro, chez les militaires. Nous devons partir en groupe, dans dix minutes au plus tard.
Aussitôt, les élèves tutsi se dispersèrent pour chercher leurs habits. Les garçons superposèrent des pantalons et des chemises, les filles enfilèrent des culottes. La grande majorité enroulèrent un essuie-main au cou. Le préfet des études prit la tête de la file formée de professeurs et d’élèves tutsi. L’un ou l’autre élève hutu fit partie du groupe, par solidarité avec des amis ou des parents tutsi. Quelques élèves tutsi du Groupe biblique restèrent avec des élèves hutu. Ils entrèrent à la chapelle pour prier ensemble.
Quand ils virent qu’ils restaient seuls, les élèves hutu (230) s’organisèrent à leur tour. Ils s’habillèrent en sportifs et se dirigèrent vers Kwibubu. Ils ne prirent pas non plus de bagages. Ils allèrent se cacher dans l’église catholique de Nyabisindu, à environ un kilomètre du centre commercial de Kwibubu. Tout le monde craignait l’arrivée des militaires. On ne savait pas de quel horizon ils viendraient.
Le départ en masse des élèves tutsi avait été remarqué. Les paysans hutu de Kibimba sifflèrent, battirent les tambours, alertant ainsi les autres paysans pour qu’ils leur barrent la route.
Le directeur revint vers 10 heures 45, sans les enseignants pris en otage par les paysans. Ces derniers avaient refusé de les libérer, arguant que les Tutsi les avaient injuriés. Arrivé à l’école, le directeur Firmat ne trouva point d’élèves, ni Tutsi, ni Hutu. Il se lança sur la route de Mwaro, à la recherche du groupe tutsi. Il s’en approcha à près d’un demi-kilomètre de l’école, mais les derniers éléments de la colonne le sommèrent de ne pas les suivre. Il leur disait que les paysans lui avaient promis de ne pas entrer dans l’école, mais eux répliquaient qu’il n’était pas capable de les protéger. Ils étaient armés de pierres et de gourdins. Les professeurs tutsi les encadraient. Le directeur se résigna à revenir à l’école. Il ne savait que faire de cet établissement où il se retrouvait avec le préfet de discipline, deux encadreurs et une poignée d’élèves, les autres enseignants hutu ayant dans l’entre-temps disparu à leur tour. La peur planait sur tout le monde.
Vers 13 heures, le directeur sortit du bureau. Il vit quelques élèves tutsi rentrer, par petits groupes. Certains étaient blessés, d’autres étaient couverts de boue. Les fuyards avaient buté sur un barrage des paysans à Gihinga, à environ deux kilomètres de l’école. Les plus forts avaient pu fuir par le boisement d’Eucalyptus ; les plus faibles avaient dû se disperser, certains dans les vallées, et s’étaient décidés à rebrousser chemin. Les paysans de Gihinga étaient furieux, car les élèves les injuriaient.
Le directeur accueillit les élèves qui revenaient. Il ordonna aux travailleurs et aux encadreurs de prendre les blessés sur des brancards (inderuzo) pour les conduire à l’hôpital. Deux brancards traditionnels furent amenés, d’autres furent rapidement fabriqués sur place pour le secours d’urgence. Certains élèves bien portants rejoignirent le Groupe biblique à la chapelle.
Un second groupe d’élèves rentrèrent à l’école vers 17 heures. Le directeur s’occupa d’eux comme des premiers. À ce moment la tension était devenue encore plus grande chez les paysans. Une vingtaine de ceux-ci étaient entrés dans l’école et faisaient pression sur le directeur. Ils voulaient l’accompagner à l’hôpital, ce qu’il refusa.
Un troisième groupe arriva. Cette fois-ci, le directeur se rendit à l’hôpital avec les blessés et les bien portants, en compagnie des paysans.
Le plus grand groupe arriva au crépuscule, vers 18 heures, en l’absence du directeur qui n’était pas encore revenu de l’hôpital. Le groupe comprenait, en plus des élèves, deux enseignants : le professeur de psycho-pédagogie, Astère NDUWAYO, et celui de dessin, Damas. Ils vinrent en se cachant pour ne pas tomber dans les mains des paysans. Certains élèves entrèrent par la cuisine de l’école et se rendirent directement à la chapelle ; d’autres furent envoyés au bureau du préfet des études pour ne pas se faire remarquer, car il y avait des paysans qui les avaient poursuivis.
Le dernier groupe qui était parti en direction de l’hôpital avec le directeur ne revint plus. Le directeur non plus ne réapparut pas à l’école. La nuit était déjà tombée.
Depuis l’heure où les élèves avaient buté sur le barrage des paysans à Gihinga, certains avaient essayé de fuir, sans succès. Ils avaient été interceptés et conduits directement à Kwibubu. L’élève KANJENJE, chef de la chorale catholique, avait été parmi ceux-là. Il fut sauvé par un encadreur de l’école qui intervint en sa faveur. Il fut relâché et regagna l’école avec l’ordre de se diriger directement à la chapelle.
Vers 19 heures 30, un groupe de paysans en patrouille toquèrent à la porte de la chapelle. Mais ils continuèrent leur chemin quand on leur apprit que les élèves priaient.
Aux environs de 20 heures, les militaires du camp Mwaro étaient déjà à Gihinga, enlevant progressivement les abattis qui encombraient la route. Ils tuèrent sur leur passage tous les Hutu du centre commercial de Gihinga. Ils étaient accompagnés du préfet Jérémie NTIRANDEKURA, des professeurs et d’un certain nombre d’élèves, tous en tenue militaire. Gordien était également du nombre.
Les paysans, voyant les forts phares des blindés, s’étaient regroupés à la mission de Kibimba, battant des tambours. Ils se disaient prêts à affronter les militaires. C’est pendant ce temps que ceux qui étaient restés à Kwibubu, surexcités, exécutaient leurs victimes.
C’est à 5 heures du matin que les militaires arrivèrent dans les environs de l’école. Ils commencèrent à tirer. Quand une auto blindée crachait des obus, tout le monde avait peur. Vers 6 heures, un groupe de paysans armés de lances allèrent s’affronter avec les militaires. Mais quand ces derniers les prirent d’assaut, ce fut la débandade.
Après avoir libéré les familles des professeurs qui avaient été bloquées dans leurs maisons, les militaires entrèrent dans l’école. Ils brisaient toutes les portes à la recherche du directeur. Ils libérèrent les élèves qui étaient à la chapelle et dans le bureau du préfet, tous sans exception, Hutu et Tutsi, filles et garçons, et les envoyèrent à Mwaro. Le professeur d’agriculture-biologie, Hutu de l’UPRONA, faisait partie du convoi. Il sera tué à Mwaro.
Arrivés à la mission, vers 11 heures, les militaires arrêtèrent le chauffeur de l’école, Sylvestre. On lui ordonna de conduire la camionnette de l’école à Mwaro, chargée des biens pillés dans l’établissement, dans les maisons des professeurs qui avaient fui, et un peu partout. On apprendra plus tard que Sylvestre a été tué à Mwaro.
Aux environs de midi, deux camions pleins de militaires progressèrent vers Kwibubu, suivis de fantassins. Ils tiraient sur tout ce qui bougeait. Ils ramenèrent à l’hôpital les élèves et les paysans tutsi qui avaient échappé à la mort. Le directeur de l’hôpital, Élysée NAHIMANA, se chargea de les soigner, mais il dût fuir dans l’après-midi.
À partir de ce moment, les militaires commencèrent à envoyer des camions dans les communes environnantes de Bugendana et Rutegama, intimidant les Hutu par des tirs, et ramenant des Tutsi pour les rassembler à Kibimba. Ils entreprirent aussi d’établir des listes de Hutu à éliminer.
Le bilan établi deux mois après le pogrom de Kibimba faisait état de 35 élèves tués, dont certains avaient été brûlés vifs. Les autres avaient péri dans les bananeraies et dans les boisements. Le grand nombre de ceux qui avaient été tués à Kwibubu étaient des paysans tutsi. Dans les deux mois qui suivirent, les militaires et les déplacés tutsi de Kibimba avait fait à leur tour des dégâts considérables : des centaines de Hutu avaient été exécutés, des maisons démolies, des champs détruits.
2.3.2 Au centre-nord du pays : Karusi
Il serait cependant faux de croire que ce sont partout les Hutu qui ont commencé à massacrer les Tutsi et que les militaires sont intervenus pour protéger, réprimer, remettre de l’ordre. À certains endroits, comme au centre administratif de Karusi, les Tutsi ont été regroupés et organisés en bandes pour massacrer les premiers les Hutu.
Dès la matinée du 21 octobre, bon nombre de familles tutsi vivant aux alentours du chef-lieu de la province Karusi gagnent la brigade locale de gendarmerie. Durant l’après-midi, les fonctionnaires tutsi et les militaires sont en état d’alerte. Ils s’organisent.
Le gouverneur de province, Anglebert SENTAMO, circule dans certaines localités et demande aux paysans de rester solidaires. C’est alors que les Hutu entreprennent de couper les ponts et de faire des abattis pour prévenir l’avancée des militaires. Quand le gouverneur veut tenir une réunion des fonctionnaires au centre administratif, les Tutsi exigent que le rassemblement soit fait dans les locaux de la brigade de gendarmerie, ce qui est inacceptable. Anglebert SENTAMO téléphone à ses homologues de Gitega et de Muyinga. Ils programment pour le lendemain une réunion à Muyinga pour voir comment gérer la crise.
Dès la tombée de la nuit, les fonctionnaires hutu du centre administratif fuient leurs logis et vont se cacher dans les buissons. Les fonctionnaires tutsi et les militaires patrouillent pour surveiller les mouvements des premiers.
Le lendemain, très tôt le matin, le commandant de brigade, Méthode MBONIHANKUYE, réquisitionne la voiture et les clés du bureau du gouverneur. Il ordonne de maintenir le gouverneur en résidence surveillée. Des militaires encerclent sa maison. Vers 10 heures, le commandant envoie convoquer une réunion que le gouverneur animerait au stade. Les Hutu qui s’y présentèrent furent massacrés tandis que les Tutsi furent conduits à la brigade pour être protégés. Des hordes de tueurs tutsi se dirigèrent ensuite vers la résidence du gouverneur et assaillirent les occupants. Dans l’entre-temps, le gouverneur de Kitega était venu rejoindre son homologue de Karusi, pour aller ensemble à Muyinga. Les deux gouverneurs furent tués à coups de machettes et de gourdins, ainsi que deux enfants d’Anglebert SENTAMO, un cuisinier, deux serviteurs à la cantine et la gardienne d’enfants. Seule l’épouse du gouverneur et son plus petit enfant furent épargnés. La chasse à l’homme se poursuivit sur tout le centre administratif et s’étendit aux communes environnantes.
Un autre récit des atrocités interethniques nous vient d’un expatrié qui logeait à Banga, le jour des faits. Il a voulu garder l’anonymat.
Le 21octobre 1993, X se met en route avec un ami pour aller rendre visite à quelqu’un à Gitega. En route, au-delà de Katara, il trouve des arbres sur le chemin et il ne peut continuer. Il veut faire marche arrière, mais là aussi il trouve des arbres. Ils vont finalement à l’hôtel de Banga, là le chemin était encore ouvert, mais l’accès ne fut possible qu’après avoir palabré avec les gens. Le soir déjà, beaucoup de gens, surtout des femmes et des enfants, arrivent à Banga. Le lendemain, il y a une grande foule. Samedi soir, le 23, plus de 250 personnes, surtout des femmes et des enfants, mais aussi quelques hommes, passent la nuit devant l’hôtel, dans la cour. Dimanche matin, le 24 octobre vers 10 heures, une panique se répand. Peu de temps après, ils se voient encerclés par des gens avec des arcs, des flèches, des lances et des pierres, comme dans un film d’Indiens. Tout d’un coup, des têtes qui se lèvent partout et on se voit encerclé. […] Ces attaquants ont alors commencé à jeter des pierres, à tirer des flèches et à lancer leurs lances.
Nous deux, dit le témoin, nous nous sommes réfugiés dans notre chambre, et pour être plus sûrs nous avons taillé un trou dans le plafond et nous nous sommes réfugiés dans le plafond.
Un bruit terrible et des cris désespérés à l’extérieur. Après à peu près deux heures, le chef de ces attaquants a crié « tugende ». À ce moment-là, nous avons entendu de loin un bruit de camion. Nous sommes sortis de notre plafond et nous avons trouvé beaucoup de morts dans la cour, à l’entrée de l’hôtel et partout. Nos deux voitures, que nous avions laissées dans la cour, étaient en train de brûler. Peu de temps après, deux camions sont arrivés et deux autres voitures. C’était un convoi de civils accompagnés des militaires. On a tout de suite commencé à transporter les blessés, ils étaient au nombre de 24. Les civils et les militaires de ce convoi les ont transportés à Kayanza […]. D’après ces réfugiés, on avait tué là, sur place, environ 60 enfants. Dans l’ensemble, il y aurait eu entre 150 et 200 morts.
2.3.4 À l’est du pays : Ruyigi
Au centre de Ruyigi, ce sont les militaires et les Tutsi qui ont pris l’initiative de massacrer des Hutu.
Au cours de la journée du 21 octobre 1993, on note un mouvement incontrôlé des militaires du district de Ruyigi qui faisaient la patrouille dans les quartiers, surtout Gasanda et Sanzu, vers 10 heures du matin. Dans la soirée, après que le communiqué du Conseil national de salut public eut été diffusé, ces militaires commencèrent à opérer sous les ordres du commandant de district, Fidèle MBONYINGINGO. Le gouverneur de province fut sommé de rentrer chez lui et séquestré dans sa maison. Le lendemain, à partir de 10 heures, les Tutsi commençaient à se regrouper au chef-lieu de la province, tandis que les Hutu prenaient peur et fuyaient vers la montagne proche de Mpungwe. Samedi le 23 octobre, tous les Tutsi, fonctionnaires, militaires, paysans, élèves venus de Rusengo, prennent des bambous, des machettes, des arcs et des flèches. Les militaires et quelques fonctionnaires s’arment de fusils. Quatre groupes se forment. Le premier prend la route de Gitega ; le second se dirige vers Sanzu ; le troisième s’occupe de la ville ; tandis que le dernier progresse vers le quartier de Gasanda. Le second groupe a même incorporé en son sein quelques Hutu qui avaient été surpris en cours de route ou chez eux.
La maison du Représentant Léonidas NTIBAYAZI fut saccagée et pillée. Au moment où le massacre systématique des Hutu commençait à Sanzu, on vit deux avions larguer des parachutistes. L’opération de ratissage fut suspendue, car il fallait coordonner l’action avec les militaires envoyés de Bujumbura.
Dans la même soirée du 22 octobre, le commandant de district de Ruyigi avait rassemblé tous les intellectuels hutu de Ruyigi et les avait enfermés dans des cachots du baraquement militaire. Il les avait ensuite transférés à l’évêché de Ruyigi. Jusque-là, le gouverneur de province restait toujours prisonnier dans sa maison. Un militaire du nom de NAKOBEDETSE avait cependant pris l’initiative de couper son téléphone pour l’empêcher de communiquer. Le gouverneur dut la vie sauve à une confusion survenue au sujet de la responsabilité qu’endosserait son assassin. Mais tous les fonctionnaires et élèves regroupés à l’Évêché de Ruyigi furent massacrés, en tout 79 personnes. L’opération a été menée par des civils et a duré six heures de temps. Les militaires du district ne sont pas intervenus malgré plusieurs sollicitations téléphoniques.
Le procureur de la République à Ruyigi a suivi le mouvement des autres pillards. C’est ainsi qu’il a été surpris par le commandant de district, en train de saccager le magasin Shakbot, en compagnie des élèves de Rusengo. Le militaire s’en étonna :
Na we uri umutegetsi uri muri ivyo ?/Même vous qui êtes une haute autorité, vous faites de pareilles choses !
Honteux, le procureur se retira.
Il ressort de bien des témoignages, notamment des expressions codées lancées par les Tutsi dans les heures de suspens qui ont précédé l’annonce de la mort du Président Melchior NDADAYE, que le coup d’État était connu du grand nombre de fonctionnaires tutsi de l’UPRONA et que ceux-ci avaient reçu des consignes pour contribuer aux massacres des militants du FRODEBU. Les plus zélés avaient déjà creusé des fosses communes où ils feraient disparaître les dépouilles de leurs victimes, certains mêmes préparaient des festins pour saluer le jour du retour de l’UPRONA. Tout avait été prévu, sauf la réaction spontanée des paysans hutu.
Michel ELIAS a bien noté la responsabilité de l’élite tutsi de Bujumbura :
Les privilégiés de la capitale n’ont pas craint par leur putsch, non seulement d’assassiner la démocratie, mais encore de mettre en péril la minorité ethnique à l’intérieur du pays. Ce sont eux, en dernière analyse, les responsables des drames qui sont arrivés.
Des rumeurs qui ne sont toujours pas vérifiées ont dit que les organisateurs du putsch avaient prévu des actions propres à venir au secours des Tutsi en détresse au cas où les choses auraient mal tourné. L’envoi en congé d’un grand nombre de militaires aurait été une façon de dispatcher les forces. Par ailleurs, les déclarations faites à certains endroits par certaines victimes avant leur exécution, qui regrettaient que les Hutu les aient pris de court, laissaient sous-entendre qu’un certain nombre de paysans tutsi avaient des consignes de l’armée qui leur avaient été transmises par le biais des comités de l’UPRONA.
La situation se corse quand les militaires, au lieu de rétablir l’ordre, pourchassent à leur tour les Hutu pour les éliminer ou leur faire payer des actes qu’ils n’ont pas commis. Ils sont parfois accompagnés de civils lesquels peuvent également agir seuls.
Les premières sorties de l’armée ont commencé dès le 21 octobre même dans les quartiers périphériques de Bujumbura. Dans le quartier de Nyakabiga, l’armée a tiré sur des manifestants qui demandaient la libération du Président Melchior NDADAYE, le 21 octobre dans l’après-midi. Dans les jours qui ont suivi, des Hutu auraient été tués par des réfugiés rwandais tutsi et des Tutsi burundais, avec la complicité des militaires. Des assassinats attribués à des militaires ont été également signalés dans le quartier Kamenge entre le 23 et le 25 octobre.
À l’intérieur du pays, les camps militaires qui ont été les premiers à se déployer sur le terrain sont ceux de Mwaro, Ngozi et Kayanza. À Ruyigi et à Gitega, des commandos venus de Bujumbura ont été parachutés le 23 octobre et se sont tout de suite lancés à la poursuite des Hutu. Les brigades de gendarmerie étaient déjà à l’œuvre, mises en état d’alerte depuis que le communiqué des putschistes diffusé le 21 octobre les avaient rendus maîtres de l’administration du territoire. Certains commandants avaient immédiatement procédé à la séquestration des gouverneurs de province et avaient confisqué leurs véhicules.
Selon Colette BRAECKMAN, les militaires en campagne sont intervenus de deux manières :
Dans les campagnes, l’armée, qui est composée à 98 % de Tutsi, a […] réagi de deux manières : les soldats venus au secours de leurs frères de race se sont lancés à l’assaut de la population hutu. Des villages entiers brûlaient, des cadavres percés de coups de baïonnette étaient jetés dans des rivières ou empilés dans des maisons abandonnées. Moins d’un mois après le putsch, il était toujours impossible de chiffrer le nombre de victimes, qui s’élève peut-être à plusieurs dizaines de milliers…[…] Les militaires n’ont pas seulement massacré et pillé : ils ont aussi profité du chaos, du carnage, pour se livrer à l’élimination systématique de tous les cadres politiques et administratifs que le Front pour la démocratie au Burundi (FRODEBU), vainqueur des élections, avait mis en place.
Le 31 octobre 1993, le Premier ministre a fait savoir qu’une dure répression de l’armée contre les populations civiles se poursuivait dans cinq provinces du pays. Ce qui causait un grand afflux de réfugiés, essentiellement des Hutu, vers les pays voisins, pendant que les Tutsi allaient constituer des camps de déplacés.
Le Commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme au Burundi depuis le 21 octobre a remarqué que l’armée et la gendarmerie ont usé d’une force excessive et inutile contre la population civile qu’elles identifiaient comme « ennemi ». Elle affirme avoir recueilli des preuves matérielles irréfutables que des mitrailleuses lourdes de 14,5 millimètres, des canons 20 mm, des blindés et des hélicoptères ont été utilisés pour attaquer des citoyens qui ne cherchaient presque toujours qu’à fuir et à se protéger.
Il est important de remarquer que l’armée et la gendarmerie ont entretenu depuis lors une guerre permanente sur tout le territoire du pays, obéissant aux ordres de l’État-major plutôt qu’à ceux du gouvernement.
2.4 Les réorientations du putsch
2.4.1 Le désengagement du major Pierre BUYOYA
Le major Pierre BUYOYA, réalisant les dégâts qu’avait causés son entreprise, avait téléphoné lui-même en personne aux bourreaux pour leur instruire d’arrêter les sévices sur le Président. Il avait même dépêché sur les lieux le maître des opérations, le colonel Jean BIKOMAGU. C’était trop tard. À partir de ce moment, il se mit à téléphoner en toutes directions pour informer le monde entier que c’était le colonel Jean-Baptiste BAGAZA et Cyprien MBONIMPA qui tentaient de prendre le pouvoir. Ainsi se lavait-il de sa responsabilité.
BAGAZA avait-il réellement une part dans le putsch ? Un témoin apparemment bien informé a révélé qu’un homme très proche de l’ancien dictateur avait cherché refuge chez un diplomate, par peur de périr dans un règlement de comptes que Pierre BUYOYA pouvait déclencher contre BAGAZA et son entourage, que le Président Melchior NDADAYE avait réhabilités. C’est dire que dans ce camp aussi, on doutait de la tournure des événements, et on ne doutait pas de la responsabilité de Pierre BUYOYA. L’homme proche de BAGAZA fut reçu par le diplomate. Pendant qu’il l’accommodait, un autre visiteur toqua à la porte. C’était le colonel Pascal SIMBANDUKU. Le diplomate le conduisit dans une autre pièce. Le colonel expliqua au diplomate que les putschistes, à travers lui, cherchaient un appui international et qu’il venait précisément le convaincre du bien-fondé de leur entreprise. Le diplomate lui demanda où se trouvait le Président Melchior NDADAYE. Son visiteur lui avoua qu’on l’avait tué. Le diplomate le renvoya dire à ses collègues qu’il n’adhérait pas à leur façon de se conduire.
Le putsch se poursuivit dans la confusion de ses auteurs, désormais dépassés par l’ampleur des massacres et désavoués de toutes parts. Un des ténors du putsch, désespéré, fera même cette réflexion :
Même lors de l’assassinat de Louis RWAGASORE on n’en a pas vu pareil.
C’est dans ce contexte que le major Pierre BUYOYA convoqua son pion François NGEZE, le 23 octobre vers minuit, et l’informa qu’il fallait remettre le pouvoir au FRODEBU. Le matin du 24, le colonel Jean BIKOMAGU devait convaincre les officiers et les troupes que l’opération s’arrêtait là. L’ordre venait également du major Pierre BUYOYA. Une solution avait été trouvée pour blanchir les putschistes et dérouter l’enquête : quelques militaires porteraient le fardeau du coup de force, tandis que tous les autres mutins, civils, militaires et religieux, tomberaient dans l’anonymat, sous le couvert d’une amnistie qu’aucune instance habilitée ne leur avait accordée.
C’est ainsi que l’on pouvait entendre François NGEZE déclarer dès le 24 octobre, lors d’une interview radiodiffusée :
Je dois vous dire que quand vous parlez de coup d’État, je ne sais pas ce que vous voulez dire parce que dans la situation que nous connaissons dans le pays, il y a deux phases qu’il faut connaître. Il y a eu tout d’abord une phase où effectivement il y a eu tentative de coup d’État, nous avons assisté à une débandade des autorités due au manque de communication entre les hommes de troupe de l’armée et leurs officiers, nous avons constaté dans cette période les gens de troupe qui étaient dans des rues menant des actions qui n’étaient pas souhaitables. C’est là la première phase. Alors aux environs de midi de ce jour là, nous avons été pris de force pour pouvoir aider à résoudre les questions de sécurité, les questions de paix qui se posaient à cette période. C’est ainsi alors que je vous demande de clarifier les choses, qu’il existe deux périodes cette journée-là : la période où il y a eu une tentative de coup d’État et la période aussi où il est venu une équipe pour pouvoir sauver, essayer de sauver la sécurité qui était menacée à ce moment-là. Autrement dit, qui voulait corriger ce que le coup d’État allait détruire.
Dans les justifications que François NGEZE tenta de rassembler pour prouver son innocence, il arriva cependant qu’il reconnut son implication même dans les soulèvements antérieurs :
Je dois vous dire que ce n’est pas pour la première fois que dans des conditions pareilles, quand il y a des crises, que les catégories socioprofessionnelles du Burundi fassent appel à moi. Je me suis toujours posé cette question. Vous avez vu quand les étudiants ont fait leur grève à l’université, ils ont refusé tout le monde, ils ont préféré se confier à moi. Vous avez vu que les gens de Bujumbura, quand ils ont fait des grèves, souvent ils avaient plutôt préféré se confier à moi plutôt que de se confier à d’autres. Et l’armée, ce qu’elle a fait de se confier à moi lorsque la crise était consommée, moi, je le mets dans le même processus que les autres cas pareils qui se sont produits, où les gens ont préféré faire recours à moi plutôt qu’à d’autres.
De même que François NGEZE, le colonel Jean BIKOMAGU se disculpe en ces termes :
D’abord j’aimerais vous dire que personnellement, je n’ai pas participé à cette histoire de putschistes. Donc, je condamne énergiquement l’acte du putsch. Mais, j’ai accepté, comme tous les responsables, de rester en contact avec ces putschistes pour voir s’il y a moyen de sauver ce pays pour qu’il ne sombre pas dans le chaos. C’est dans ce sens qu’aujourd’hui, j’ai rencontré encore une fois les putschistes pour voir dans quelle mesure ils peuvent accepter de revenir à la légalité. Ils ont accepté de revenir dans la légalité, c’est déjà important. Ils ont délégué NGEZE de négocier les conditions dans lesquelles ils pourront revenir dans la légalité.
Cette déclaration est en entière contradiction avec le témoignage d’un des acteurs principaux du putsch, le lieutenant Jean NGOMIRAKIZA qui affirme détenir l’information selon laquelle le même colonel aurait avoué sa responsabilité, tout en cherchant à l’évacuer sur une poignée de boucs-émissaires.
2.4.2 L’identification des boucs émissaires
Dans sa plaidoirie à partir de Kampala, le lieutenant Jean-Paul KAMANA, en cavale, révèle que, aussitôt que le colonel Jean BIKOMAGU avait reçu l’ordre de calmer la troupe, il avait pris le lt-colonel Sylvestre NINGABA et les lieutenants Jean-Paul KAMANA et Jean NGOMIRAKIZA à bord de son véhicule jusqu’au Bataillon des parachutistes. C’est au cours de ce déplacement qu’il leur annonça la nouvelle de la fin du putsch et de la virtuelle négociation d’une amnistie.
Dans le discours qu’il tint à la troupe pour expliquer la marche-arrière, le chef d’état-major de l’armée aurait déclaré :
Nimwemere hafatwe abasoda bakeyi kugira ngo igisoda ntigisambuke, kuko twaramenje/Acceptez l’arrestation de quelques militaires pour éviter que l’armée ne soit tout entière démantelée, car nous avons commis l’odieux.
Au cours de la même causerie, le colonel demanda aux mutins qui ils préféraient comme commandant, entre lui et le colonel Sylvestre NINGABA. Car, apparemment, le major BUYOYA ne savait pas qui sacrifier, entre son ancien directeur de cabinet qui était rentré de prison pour conduire le putsch et le chef d’état-major de l’armée nommé par le Président Melchior NDADAYE, qui avait conduit les opérations sur terrain. La troupe vota à mains levées en faveur du colonel Jean BIKOMAGU. Cette légitimation par la troupe en dit long.
Le lt-colonel Sylvestre NINGABA et le lieutenant Jean-Paul KAMANA prirent la fuite dès le lendemain, l’un en direction du Zaïre, l’autre vers Kampala. Dans les jours qui suivirent, les arrestations commencèrent au sein de la troupe, tandis que le seul civil, François NGEZE, était assigné en résidence surveillée. C’est ainsi que Michel ELIAS pouvait dire :
En tous cas, il ne s’est trouvé personne pour le (putsch) revendiquer, ni même expliquer ses motivations et ses objectifs. Les putschistes rentrèrent rapidement dans l’ombre anonyme de l’armée, d’où ils étaient temporairement sortis. Aujourd’hui, tout le monde dans l’armée, du simple soldat à l’état-major, proclame sa fidélité et son loyalisme. On se retrouve donc devant un putsch sans auteurs. Pour les chefs militaires, le coup est l’affaire d’une petite poignée d’égarés irresponsables. Comme si des enfants avaient joué avec des allumettes et mis malencontreusement le feu au logis.
2.4.3 Le GAPS et le Collectif des partis d’opposition
Après avoir fait échec à la démocratie, la fraction de l’élite militaro-bourgeoise qui avait commandité le putsch, surprise par la réaction intérieure et internationale, trouva une formule pour arrêter l’hémorragie, tout en restant dans l’ombre. Elle se donna un nom : Groupe d’associations pour la paix et le secours (GAPS). Ce groupe, qui n’eut pas de succès auprès des partis politiques, se retrouva être un noyau isolé qui se réclamait représentatif de la société civile. À ce titre, il créa un comité de coordination composé de la Chambre de commerce et d’industrie du Burundi, des ligues ITEKA et SONERA, de deux évêques de l’Église catholique et de deux évêques de l’Église protestante. Pour brouiller davantage les cartes, ce comité se donna comme président Mgr Bernard BUDUDIRA, ce qui lui permettait de se réunir au bureau de la Conférence des évêques catholiques du Burundi. Voilà donc que l’Église catholique du Burundi, une si noble structure, devenait une roue de secours des putschistes en panne.
Le GAPS entreprit des contacts en tous sens pour renouer le dialogue entre différents partenaires politiques, apparemment sans grand succès. Car tout le monde ignorait son existence et doutait des compétences qu’il se donnait. Son vrai objectif était de convaincre, au plus pressé, les dirigeants du FRODEBU en exil à l’Ambassade de France de sortir et d’aller mener une campagne de pacification sur les collines. Ce qu’il n’obtint pas. Bien plus, il se créa des inimitiés avec les autres acteurs politiques, surtout parmi la jeunesse tutsi. C’est ainsi que l’on pouvait lire sous la plume d’A. NIYIRAGIRA de l’hebdomadaire Le Citoyen :
[…] GAPS, structure non identifiée née de la crise et qui s’est donné comme mission de jouer – dans le sens premier du terme –, aux Bashingantahe. Dans sa composante tutsi, il s’agit pour l’essentiel d’un groupe de quinquagénaires fortunés dont la principale préoccupation est de jouir encore quelque temps de leur fortune. Ils sont prêts à troquer la jouissance éphémère de leurs biens contre l’avenir de leurs propres enfants. Ils croient que le ventre arrondi, les cheveux blancs et grisonnants et la richesse font d’eux nécessairement des bashingantahe. Pire, ils se présentent à tort comme représentant les intérêts du groupe ethnique tutsi. Parmi eux figurent des religieux, mais qui, mangés à mort par le virus politique, sont plus portés vers la chose politicienne que vers la chose spirituelle. C’est ce groupe qui a assuré la promotion de la « géniale » idée de faire élire le nouveau président de la République par l’Assemblée nationale au mépris de la légalité constitutionnelle.
Ce point de vue traduit certes le conflit devenu classique des générations, qui oppose une jeunesse élitiste impatiente de quitter les bancs de l’école et une génération des aînés qui s’est déjà embourgeoisée, et donc ne sait plus que défendre ses propres intérêts. Mais il va plus loin et exprime une angoisse devant les initiatives douteuses d’un groupe qui s’improvise et qui risque de tout gâcher. C’est ignorer le fond de la réalité.
Un document signé le 27 octobre 1993, soit une semaine après le putsch, par les six partis de l’opposition et quatre organisations qui se réclament de la société civile, semble avoir été le tout premier à contredire les nombreuses déclarations faites à la radio et qui convergeaient sur la condamnation du forfait et de ses auteurs. Ce document, intitulé Mémorandum sur l’état de la situation engendrée par le coup de force de quelques militaires contre le pouvoir, en date du 20 au 21 octobre 1993, mérite d’être analysé, car il a donné une autre lecture des événements, et sa diffusion a abusé une large opinion internationale.
Ledit mémorandum est une émanation de l’opposition composée des partis RADDES, ABASA, ANADDE, UPRONA, PIT, Parti INKINZO (Inkinzo y’Ijambo ry’Abarundi). Ce sont tous les présidents de ces partis qui y ont apposé leur signature, à l’exception de celui de l’UPRONA, qui s’est fait représenter par un membre quelconque. Les autres signataires sont deux représentants légaux d’associations enregistrées officiellement sur la liste le la Société civile – la Ligue SONERA et la Confédération des syndicats libres du Burundi – et deux représentants d’associations jusque-là inconnues : la Société civile de la mairie de Bujumbura, et l’Association pour la protection des minorités.
Ce document de sept pages comporte quatre parties. Dans la première, intitulée La mise sur pied des institutions démocratiques, on retrouve l’interprétation du climat de la campagne électorale et des résultats du scrutin telle que l’opposition l’avait développée à l’époque. Ce qui est nouveau, c’est que les auteurs utilisent l’expression « coup d’État » pour caractériser la victoire du FRODEBU :
C’est pourquoi le résultat des élections du 1er et du 29 juin 1993 a été interprété par une certaine opinion comme un coup d’État ethnico-démocratique.
La deuxième partie fait un bilan de la gestion du pays par le gouvernement FRODEBU. Ce morceau est intéressant dans la mesure où il est devenu un document de référence à tous les profanes pour justifier le putsch du 21 octobre 1993, alors que les insurgés eux-mêmes n’ont pas évoqué ces raisons au moment des faits pour solliciter la compréhension du peuple et de l’opinion internationale. Quand bien même ils auraient eu toutes les raisons pour exiger le changement, ils auraient, après la confirmation du verdict des urnes, recouru aux voies légales et constitutionnelles plutôt que de plonger le pays dans le désarroi et l’incertitude.
Par ce fait, on peut se demander si le mémorandum n’est pas un moyen d’expression pour les putschistes qui, en réalité, avaient préparé le putsch avant même les élections et s’étaient même essayés, à plusieurs reprises, sans succès. Et de toutes les façons, le Collectif des partis d’opposition n’était qu’un autre nom pour dire l’UPRONA et ses satellites, l’ex-parti unique ayant conçu, planifié et consommé le putsch. Maintenant, le cercle s’était élargi à quelques autres groupes extrémistes tutsi. Voici le texte du bilan in extenso :
À la formation du gouvernement FRODEBU, l’esprit de la Charte de l’unité nationale semblait être respecté, ce qui pouvait supposer que les enseignements divisionnistes développés au cours de la campagne pré-électorale n’étaient qu’un moyen d’accéder au pouvoir. Le discours du Président Melchior NDADAYE, au lendemain de sa victoire, allait d’ailleurs dans ce sens.
Cette appréciation favorable de l’opinion publique a malheureusement été très vite altérée dès les premières mesures de gestion politique du gouvernement FRODEBU. Comme l’a si bien dit la ligue SONERA dans son mémorandum du 9 septembre 1993 adressé au président de la République, le gouvernement FRODEBU a procédé à une politisation outrancière des administrations centrale et locales, se traduisant par une flagrante violation des droits fondamentaux des cadres et agents de la fonction publique.
Dans le domaine de l’éducation nationale, le gouvernement FRODEBU a procédé à des nominations basées sur des considérations partisanes et sur le clientélisme politique, au lieu de tabler sur le rendement et la bonne marche des écoles. C’est ainsi que pendant la période de préparation ultime de la rentrée scolaire, plus de 67 % des directions d’établissements d’enseignement secondaire (si l’on excepte les écoles relevant des confessions religieuses) ont dû changer de titulaire pour faire de la place aux gens du parti gagnant.
Concernant les Forces armées, au moment du recrutement des officiers et des sous-officiers, le gouvernement l’avait organisé sur base des procédures transparentes et des critères objectifs de saine compétition ; malheureusement, au vu des résultats le gouvernement FRODEBU a tenté d’inclure des candidats qui n’avaient pas du tout satisfait. Quelques temps après, le même s’est produit avec succès, cette fois, malheureusement, à l’occasion du recrutement des agents à la poste.
De même, lors du recrutement des candidats officiers de police, le gouvernement a introduit, en cours d’épreuves, un système de quotas par province, tournant délibérément le dos aux candidats qui s’étaient présentés au recrutement. Ceux-ci ont protesté contre cette politique et ont refusé de concourir au test. Le recrutement des hommes de troupes prévu pour le mois de novembre prochain risquait d’obéir à cette même logique.
En ce qui concerne la sécurité intérieure, dès le lendemain des élections, le pays a connu des formes de violence très variées, allant de l’intimidation de paisibles citoyens par des membres du Parti ayant gagné le suffrage, à l’assassinat pur et simple, en passant par des incendies criminels, par des vols à main armée, des dégradations des récoltes et tentatives d’expropriation. Dans la plupart des cas, ces actes de violence, d’intolérance ou d’intimidation, s’alimentent à des mobiles politiques explicites puisque les victimes de ces agressions sont des citoyens qui, pendant les deux dernières campagnes électorales, portaient une casquette politique différente de celle des agresseurs.
Par ailleurs, on a assisté à une constitution d’associations de malfaiteurs, en particulier à Bujumbura. Celles-ci sèment la terreur et la désolation dans certains quartiers, dévalisant les passants et particulièrement les filles et les femmes, se livrant à des vols à main armée, blessant, voire tuant, les citoyens qui tentent de résister.
Dans le même ordre d’idées, on a assisté, impuissants, à la profanation de plus de 200 tombes qui ont été éventrées au cimetière de NYABARANDA pendant plus de deux semaines, sans aucune réaction des autorités publiques. L’opinion de Bujumbura en a été ulcérée.
Enfin, tout récemment dans les provinces du nord du pays, sous prétexte de la chasse aux sorciers et empoisonneurs dans les provinces de NGOZI, KIRUNDO et MUYINGA, des personnes innocentes ont été publiquement lynchées par des bandes organisées avec la complicité, voire la participation de certaines des autorités administratives locales.
En ce qui concerne la question de l’information, les médias de l’État ont fait l’objet d’une censure particulièrement sévère que même les régimes à parti unique n’avaient jusque-là exercée. Celle-ci a été à l’origine du licenciement du Directeur général de la Radio Télévision Nationale, deux mois seulement après sa nomination, parce qu’il n’avait pas accepté que ce service public soit le monopole du parti FRODEBU au pouvoir. Des protestations ont été élevées par les organes de la presse privée et des associations de journalistes nationales et internationales, mais en vain.
Mais le problème qui a soulevé le plus grand remous est la gestion du rapatriement et de réinstallation des réfugiés. Contre toute logique et contre la Constitution, des commissions administratives ont été investies de pouvoir juridictionnel en matière foncière. De délégation en délégation, elles ont fonctionné à tous les niveaux des circonscriptions administratives. La plupart des membres de ces commissions étaient eux-mêmes des rapatriés et, partant, juges et parties. La conséquence de tout cela est que plusieurs propriétaires ont été dépouillés de leurs terres et de leurs biens et condamnés à un « exil intérieur ». Plusieurs familles ont été contraintes à l’errance, des semaines durant ; certaines ont été même frapper aux portes de la Présidence de la République.
Voilà en gros l’ambiance qui prévalait avant le coup de force, mais qui en aucun cas, ne peut le justifier.
2.5 La violence dans la ville de Bujumbura
Dans les différents quartiers de Bujumbura qui ont reçu des rescapés tutsi venus chercher refuge auprès des parents et amis, la tension était de plus en plus grande. Mais le vrai mobile du déchaînement dans la capitale fut le redéploiement, par l’opposition, d’une nouvelle stratégie, une fois passée la vague du massacre des Tutsi de l’intérieur du pays. En réalité cette stratégie n’était pas nouvelle. C’est celle qui avait été montée durant toute la période de la préparation du putsch, mais qui avait été momentanément abandonnée à cause de la réaction spontanée et inattendue des Hutu de l’intérieur du pays. Maintenant, l’équilibre était en leur faveur puisque, une fois que les abattis avaient été dégagés des routes, l’armée avait commencé la répression sur toute l’étendue du pays. Bujumbura ne devait pas être en reste, d’autant plus que c’est la capitale politique. Dès l’assassinat de Melchior NDADAYE, les patrouilles journalières et nocturnes n’avaient cessé de s’intensifier.
La seconde vague de violence dans la capitale Bujumbura a officiellement commencé par ce que l’opposition a appelé « opérations ville morte ». La première de celles-ci fut conduite par des étudiants de l’Université du Burundi qui, vers la mi-janvier 1994, érigèrent un barrage au niveau de la rivière Ntahangwa, tout près du campus universitaire de Mutanga. Ces jeunes gens interceptèrent dès le matin les fonctionnaires hutu qui allaient vaquer à différentes activités en ville et les maltraitèrent. Une vingtaine d’entre eux y trouvèrent la mort, lapidés. Ce qui ne manqua pas d’étonner fut l’attitude complaisante de l’armée, qui se trouvait sur place, mais n’intervint nullement pour mettre de l’ordre.
Cette complicité de la jeunesse tutsi et de l’armée dans le crime interpella les fonctionnaires hutu, qui se voyaient interdire l’accès à la ville. Le bureau politique du FRODEBU décida de son côté de former une milice, la Jeunesse démocratique du Burundi (JEDEBU). Quelques jeunes hutu commencèrent leur entraînement. De leur côté, certains membres du PALIPEHUTU tentèrent de s’organiser. Ils se procurèrent quelques fusils et grenades. Ils étaient basés à Kamenge. Beaucoup se rappellent de l’épopée du capitaine SAVIMBI. Ainsi, quand les militaires venaient attaquer des gens dans le quartier, ils pouvaient trouver de la résistance. Dans l’entre-temps, quelques fonctionnaires et petits commerçants de l’intérieur du pays avaient commencé d’acheter des fusils, anarchiquement.
Devenu ministre de l’Intérieur et de la Sécurité publique, Léonard NYANGOMA essaya de mettre sur pied une coordination. Cependant, le groupe de Kamenge était resté indépendant, ainsi que d’autres groupuscules du PALIPEHUTU nés à Kanyosha et dans Bujumbura rural.
L’assassinat de Melchior NDADAYE, Pontien KARIBWAMI et Gilles BIMAZUBUTE, est plus significatif que la simple disparition de deux Hutu et un Tutsi ou de trois hommes du FRODEBU.
D’abord, c’est la disparition, en même temps, du président de la République, du président de l’Assemblée nationale et de son second. Or la Constitution prévoit qu’en cas de vacance du poste de président de la République, le président de l’Assemblée nationale assure l’intérim pour achever le mandat en cours. Si donc les putschistes du 21 octobre ont pris soin d’arrêter le fonctionnement des deux institutions suprêmes de la République, ils ont conduit délibérément le pays dans l’impasse. On ne peut s’imaginer ce qui serait arrivé si le Premier ministre, qui avait été choisie dans les rangs de l’opposition, avait rallié les usurpateurs, au risque de balancer la dernière chance de pouvoir rétablir les institutions. En tous cas, une certaine opinion observée dans son parti semble avoir été déçue par son attachement au pouvoir renversé.
Ensuite, la disparition simultanée des trois hauts dignitaires de la République, deux Hutu et un Tutsi, signifie la rupture, ou tout simplement la négation du pacte social contenu dans la Constitution du 9 mars 1992. À ce point, la stratégie des putschistes était de mettre fin à l’alliance sociale et politique des deux ethnies qu’ils avaient tenté de bloquer jusque-là, sans grand succès. En effet, le nouvel équilibre pouvait paraître comme menaçant des intérêts de la classe politique sortante, qui s’étaient construits sur un fond de tribalisme et de régionalisme au profit des seuls Tutsi.
Enfin, l’assassinat des trois personnalités, figures symboles du partage du pouvoir, fut une manière expéditive et combien brutale de refuser le verdict des urnes. On appelle cela faire taire un peuple.
En bref, le coup d’État du 21 octobre visait à mettre fin à la Constitution du 9 mars 1992, puisqu’il paralysait les institutions qui en étaient issues. Des sources concordantes, militaires et civiles ont affirmé que ce coup de force entrait dans la ligne directe d’autres qui avaient avorté avant et après les élections présidentielles et législatives de juin 1993. Ce dernier venait de réussir. Car, même si, par peur de la réaction intérieure et internationale, les commanditaires refusèrent de l’assumer, l’irréparable avait été commis. Le sang avait coulé ; la rupture de l’alliance politique avait été consommée, les institutions avaient été bloquées. Comment allait-on en sortir, maintenant que la Constitution était verrouillée ? C’est justement ce nouvel enjeu que l’opposition, sans être inquiétée par d’éventuelles poursuites judiciaires, allait s’ingénier à exploiter.