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1992: MISSION D'ENQUETE AU BURUNDI



COMMUNIQUE DE PRESSE

 

Brigitte ERLER &  Filip REYNTIENS

Bruxelles, le 3 janvier 1992

                            


INDEX : 

1. Les attaques

 

2. La riposte et la répression

 

3. Les responsabilités

 

4. Implications pour la politique menée au Burundi

 

A la demande d'un groupe d'ONG allemandes, belges et néerlandaises, une mission d'enquête a été menée au Burundi du 14 au 22 décembre 1991, prolongée jusqu'au 26 décembre 1991 dans le sud du Rwanda. Le présent communiqué résume les informations recueillies, qui seront détaillées dans un rapport plus exhaustif dans un proche avenir.

 

 

 

 

 

 

1. Les attaques                                                                         | RETURN

 

 

Dans la nuit du 23 au 24 novembre 1991, une série d'attaques coordonnées est lancée entre 22.30 heures et minuit. Ces attaques semblent être le fait de groupes du PALIPEHUTU, composés en majorité de militants locaux de ce parti, mais également d'éléments infiltrés depuis plusieurs mois, en provenance surtout de camps de réfugiés en Tanzanie. Ces groupes attaquent deux types d'objectifs: des installations militaires ou de police d'une part, des civils tutsi de l'autre. Des affrontements de ce genre ont lieu à Bujumbura et dans les provinces de Cibitoke, Bubanza et Kayanza.

Dans les provinces, ces attaques se déroulent selon un schéma qui est partout similaire dans ses grandes lignes. Les groupes d'assaillants sont composés d'entre 50 et 100 hommes, armés pour la plupart de machettes, lances, flèches et gourdins; il n'y a guère que quelques grenades et armes à feu (2 ou 3, rarement plus; des sources gouvernementales font état d'une vingtaine d'armes à feu seulement saisies lors des événements). En général, les conséquences des attaques sont très réduites: quelques coups de feu sont tirés ou une grenade lancée, après quoi les assaillants se retirent; on observe très peu de victimes parmi les militaires. Nous avons pu enquêter de façon approfondie sur des incidents de ce genre à  Muzinda, Mabayi et Buldnanyana.

A Bujumbura, l'image est plus complexe. D'une part on note des attaques qui suivent le schéma des provinces: c'est le cas des incidents qui se sont produits dès la nuit du 23-24 novembre au nord de la rivière Ntahangwa. L'attaque du poste de police à la zone Cibitoke, le premier incident dans la capitale, est illustrative. Cependant, au sud de la Ntahangwa, les combats ne débutent que 24 heures plus tard, surtout autour des camps de la zone Musaga (en particulier le camp Muha et le camp Bataillon Para). C'est là que les échanges sont les plus nourris, engageant à part des armes légères, des mitrailleuses et au moins un blindé. Il est clair qu'il n'y avait pas d'assaillants dans cette zone et que les affrontements ont tu lieu entre militaires. Des militaires et anciens militaires, dont au moins certains étaient des alliés de l'ancien président Bagaza, ont tenté de prendre les deux camps mentionnés ci-haut. Il semble par ailleurs qu'au centre de la ville un nombre de réfugiés rwandais tutsi aient circulé en tirant en l'air.

 

 

 

2. La riposte et la répression                                                       | RETURN

 

 

Dans le cadre de la réaction de l'armée, il faut faire la distinction entre la riposte face aux assaillants et la répression qui s'est abattue sur des populations civiles inoffensives. La riposte militaire a été relativement aisée, étant donnés le sous-équipement et le manque d'organisation des assaillants. Ceux-ci semblent avoir été convaincus qu'ils étaient invulnérables, grâce notamment à des scarifications rituelles. Dès que leur premier homme tombait sous les balles de l'armée, les autres se sont enfuis. Le cas de Mabayi peut servir d'exemple. Après un premier incident le 23 novembre vers 23 heures, un affrontement a lieu tôt le matin du 24 entre un détachement de paras et un groupe d'hommes armés. Lorsque le premier assaillant est tué, les autres se dispersent, poursuivis par l'armée. Celle-ci ne fait pas le détail et tire sur tout ce qui bouge, et un nombre de civils qui sont manifestement étrangers à l'attaque (dont un vieillard et un enfant) sont tués. Les chiffres officiels renseignent 10 morts et 37 blessés parmi les assaillants (en fait une source digne de foi estime le nombre de blessés entre 60 et 70). Les morts et les blessés sont emmenés au camp de Mabayi. Quelques heures plus ta-rd, tous les blessés sont morts; officiellement ils ont succombé à leurs blessures, mais nous savons qu'ils ont été exécutés à la baïonette. Il en est de même d'un nombre inconnu de personnes arrêtées les jours suivants parce que par malchance elles n'avaient pas leurs papiers d'identité sur elles. Toutes les victimes ont été enterrées dans une fosse commune au camp. Nous détaillerons dans notre rapport d'autres récits de combats. La riposte est suivie par la répression, exercée à certains endroits de façon aveugle contr des populations civiles sans défense. Les victimes de la répression sont exclusivement des Hutu. En effet, dans les lieux que nous avons visités dans les provinces de Bubanza et de Cibitoke, il n'y a que très peu de Tutsi, et ceux-ci avaient été mis en sécurité, tant par la population (hutu) que par les forces de l'ordre. C'est pour cela que dans certains endroits l'armée a été en mesure de tuer de façon indiscriminée. C'est ainsi qu'à Buldnanyana au moins 600 civils ont été abattus sans aucune cause apparante au cours de la semaine du lundi 25 novembre au lundi 2 décembre. Nous avons pu relever des pratiques similaires à Muzinda (au moins 500), à Gihanga (au moins 100) et à Gatumba (probablement une centaine) notamment. La plupart des morts dans les quartiers nord de Bujumbura (Cibitok-e, Kamenge, N-agara, Bwiza) semblent avoir été tués par des balles perdus, lorsque les militaires ont tiré aveuglément dans les rues; cependant, là également des exécutions sommaires ont été à déplorer. Nous n'avons pas pu enquêter à d'autres endroits où des excès de ce genre ont été signalés.

A Bujumbura, dans la zone de Musaga, la répression a pris une forme politique, victimisant,surtout des membres ou sympathisants du FRODEBU, mais également d'autres personnes à profil politique, dont même un membre de la commission constitutionnelle. Après les combats de la nuit du 24-25 novembre, des arrestations massives de Hutu ont été opérées par des militaires, sur indication de certains Tutsi du quartier, qui opéraient sous la direction du chef de zone. Des dizaines de personnes ont été emmenées dans les camps Muha et Bataillon Para; la plupart n'en sont pas repartis vivants. Il semble que ces pratiques aient fortement diminué après une intervention du Premier Ministre le mercredi 27 novembre. De même, des centaines de personnes emmenées d'autres quartiers et des provinces à la B.S.R. (Brigade spéciale de recherches) ont été grièvement torturées et souvent exécutées. Au moins jusqu'au 9 décembre des centaines de corps ont été enterrés dans des fosses communes à côté du cimetière de Nyabaranda, ainsi que dans des fosses plus petites près des camps de Musaca et à Kanyosha.

La répression continue de façon plus sélective. Ainsi, nous avons pu constater à Bubanza que des intellectuels hutu (p.ex. enseignants) sont arrêtés et obligés de faire des fausses déclarations sous la torture; sur base de ces "aveux", d'autres personnes sont arrêtées et ainsi de suite.  Ailleurs également, et notamment à Bujumbura, les arrestations continuent. Dans d'autres endroits, l'armée se livre toujours à des exactions et des pillages. Enfin, des réfugiés qui arrivent fraichement au camp de Nshili (Rwanda) apportent des témoignages que l'armée continue occasionnellement à tuer des gens, notamment à Murwi et Musigati, ainsi que dans la forêt de la Kibira près de la frontière burundo- rwandaise.

Si officiellement 460 personnes étaient détenues dans le cadre de la répression au 21 décembre, quelques contrôles ponctuels nous apprennent que les listes ne sont pas complètes. Il y a en outre un grand nombre de personnes dont on est sans nouvelles depuis leur arrestation: ces disparus peuvent soit se trouver en prison sans qu'on le sache, soit avoir été exécutés.

Résumant la situation créée par la répression, nous estimons comme suit le nombre des victimes: au moins deux mille aux endroits où nous avons pu enquêter de façon approfondie, plus d'un millier d'autres sur base de témoignages cumulatifs et concordants, et cela à Mum'i en particulier. A propos de ces chiffres, il s'agit d'éviter deux erreurs possibles. D'une part, il serait faux de penser que ceci constitue un bilan total, mais de l'autre on ne saurait extrapoler davantage sur les données incomplètes que nous avons. Il y a également plus de dix mille réfugiés au Rwanda et plus de quarante mille au Zaîre; dans le second cas leur situation semble très précaire.

 

 

 

3. Les responsabilités                                                                | RETURN

 

 

Tout semble indiquer que le PALIPEHUTU soit à l'origine des événements qui ont une fois encore endeuillé le Burundi. Quasiment tous nos interlocuteurs au Burundi, Hutu et Tutsi, officiels et privés, en sont convaincus. Par ailleurs, beaucoup de faits concrets convergent dans ce sens. Si nous estimons que cette thèse est la plus probable, nous ne pouvons l'affirmer avec certitude. En effet, nous avons également constaté quelques faits troublants, qui nous obligent à ne pas exclure totalement la possibilité d'une manipulation par certains services burundais. Nous estimons qu'un complément d'enquête est nécessaire pour élucider cette question, qui est d'une importance capitale pour l'avenir du processus politique au Burundi.

Si c'est le PALIPEHUTU qui a lancé les attaques coordonnées, il visait à saboter un triple processus qui était en cours: la réconciliation entre les ethnies, la démocratisation, et le rapatriement des réfugiés. Dans cette hypothèse, l'attaque était particulièrement cynique, parce que les assaillants ne pouvaient pas ignorer que la réaction des forces de l'ordre allait essentiellement frapper leurs frères et soeurs hutu.

En ce qui concerne le gouvernement, nous constatons que des débordements très importants et inadmissibles ont eu lieu. Nous estimons qu'au sommet il y a eu une réelle volonté d'éviter les excès, bien que même à ce niveau l'homogénéité nous semble loin d'être totale. Cependant, C'est surtout au niveau intermédiaire et opérationnel que le message n'est manifestement pas passé: civils et militaires tutsi ont immédiatement renoué avec un vieux réflexe, inspiré d'une part par la peur et la haine, d'autre part par le sentiment qu'une vie hutu en définitive vaut peu. Non seulement les autorités au somme~ sont-elles intervenues trop tard, mais elles n'ont pas osé imposer leur façon de voir les choses de manière suffisamment hardie, probablement par peur de susciter une réaction violente de certains extrémistes tutsi, toujours très influents au sein de l'armée. De nombreux cas d'insubordination dont- nous avons connaissance témoignent de ce problème. Le gouvernement devrait dès lors mener des enquêtes sérieuses sur les excès, punir les coupables et mettre en place des structures et  procédures de nature à éviter ces faits à l'avenir.

 

 

 

4. Implications pour la politique menée au Burundi                         | RETURN

 

 

Dans l'hypothèse où le PALIPEHUTU est coupable des attaques initiales, les événements de novembre-décembre 1991 ont objectivement réuni deux extrémismes: l'extrémisme hutu et l'extrémisme tutsi. La logique des deux est violente, anti-démocratique, et socialement profondément destructrice. La politique de réconciliation menée depuis septembre 1988 avait déjà porté certains fruits. Nous avons recueilli beaucoup de témoignages de situations où des Hutu ont mis leurs voisins tutsi en sécurité au moment des incidents. Nous sommes en outre convaincu que si des événements pareils s'étaient déroulés il y a quelques années, le bilan de la répression aveugle aurait été beaucoup plus lourd, même si nous estimons celui d'aujourd'hui intolérable.

Nous pensons donc que les extrémismes doivent être marginalisés et la politique de réconciliation poursuivie avec plus de vigueur et de netteté, et dépouillée de ses ambiguités. Ceci ne présuppose pas seulement que des sanctions exemplaires soient infligées aux coupables, mais également et surtout que l'appareil de la justice et du maintien de l'ordre soit complètement et profondément réorganisé. Nous admettons que les mesures radicales et courageuses qui s'imposent ne seront pas faciles et risquent de provoquer des réactions extrémistes, mais la paix est à ce prix là.

Nous tenons à exprimer notre déception face à l'attitude passive et complaisante des missions diplomatiques accréditées à Bujumbura, qui se sont trop facilement contentées des déclarations officielles sans se donner la peine de faire les vérifications nécessaires sur le terrain.

Enfin, nous voudrions exprimer notre appréciation pour la coopération que nous avons reçue des autorités burundaises. A part les brigades de gendarmerie et la B.S.R., nous avons pu aller librement où nous le désirions et nous entretenir avec les personnes de notre choix. Cet effort de transparance doit être signalé.

 

 

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