GÉNOCIDE
SÉLECTIF AU BURUNDI
PARTIE
1:
par le
PROFESSEUR RENÉ LEMARCHAND
INDEX
Introduction
A)
Le contexte: Le pays et
sa population
B) Dimensions
du Conflit
C)Les
étapes de la crise
D) L'anatomie de la
violence
Introduction
L'histoire n'enregistre guère d'équivalent à l'hécatombe de vies humaines
qui ensanglanta le Burundi en 1972, dénouement d'une lutte sans merci entre les
deux communautés ethniques principales du pays, Hutu et Tutsi. Autant que par
le chiffre des victimes (les estimations varient entre 80 et 100.000 morts) on
reste confondu par l'indifférence, pour ne rien dire de l'incompréhension,
de l'opinion publique devant les dimensions du massacre. Environ 3,5% de la
population totale du pays (3,5 millions) furent "nettoyée' en l'espace de
quelques semaines, ce qui, en termes comparatifs, signifierait une perte de près
de deux millions de personnes pour la France et de 350.000 pour la Belgique.
Parler d'un "génocide sélectif" pour qualifier une violence
politique d'une telle ampleur, c'est à peine exagérer la réalité.
S'il est encore impossible de déterminer l'impact à long terme de ces événements
sur l'ensemble de la société du Burundi, il est en tout cas indéniable qu'une
véritable métamorphose sociale en est résultée. A l'heure actuelle le
Burundi est le seul état indépendent d'Afrique noire à défendre les droits
d'une société de caste, autrement dit à fixer le monopole du pouvoir entre
les mains des Tutsi, ceux-ci ne représentant que 15% de la population. Sur la
base de critères culturels et régionaux, ce pourcentage pourrait même tomber
à moins de 4%. Toute différence raciale mise à part, la situation la plus
proche de celle du Burundi se retrouve en Afrique du Sud et en Rhodésie. Cette
suprématie s'étend pratiquement à tous les secteurs, limitant à la seule
minorité dominante l'accès à la richesse matérielle, à l'éducation et à
la participation au pouvoir. Pour qui a eu l'occasion d'apprécier le système
de stratification relativement "ouvert" et souple qui caractérisait
autrefois la société du Burundi, une telle transformation n'est rien moins
qu'effarante.
La trame de ce qu'on appelle pieusement à Bujumbura "les événements"
ne sera probablement jamais connue. L'enchaîriement des faits qui ont
finalement conduit à la crise est aussi complexe que les motifs qui ont poussé
les deux communautés à s'entre-tuer. Départager les faits des rumeurs est
encore rendu plus malaisé par l'intensité des passions déchainées parmi les
acteurs (et aussi les spectateurs) à la suite des atrocités commises de part
et d'autre, par le dosage d'objectivité et d'affabulation savamment distillé
par les communiqués officiels et enfin à cause de la répugnance des témoins
oculaires à rapporter ce qu'ils ont vu. Les données dont nous disposons sont néanmoins
suffisantes pour "faire le point" sur les circonstances qui ont précédé
le massacre, et par là même dissiper préjugés et malentendus tant en ce qui
concerne la structure sociale du Burundi que les causes profondes de sa récente
agonie.
A) Le
contexte: Le pays et sa population
Situé dans la grande faille de l'Afrique Centrale, au cœur même du continent,
le Burundi a une superficie équivalente en gros à celle de la Belgique (28.000
km2). Avec son voisin du nord, le Rwanda, le Burundi revendique la plus forte
densité de population de l'Afrique (120 habitants au km2). Ses problèmes économiques
et sociaux trouvent leurs origines dans la pression croissante exercée par
l'augmentation de la population et la rareté des ressources naturelles. Mis à
part quelques petits gisements de cassitérite, l'économie du pays dépend
quasi exclusivement de l'agriculture. La découverte récente dans le sud-est du
pays d'importants gisements de nickel pourrait changer du tout au tout la carte
économique d'ici quelques années: mais il faut bien avouer que jusqu'à présent,
rien n'a été entrepris pour utiliser ce nouveau potentiel industriel. Le café
vient en tète des exportations de produits agricoles, représentant à peu près
80% des échanges commerciaux du Burundi, soit 14 millions de dollars US
annuellement; il faut y ajouter quelques récoltes marginales de thé, de coton
et de riz. La production agricole n'est toutefois pas suffisante pour répondre
aux besoins toujours croissants de la population, et loin de produire le surplus
nécessaire pour assurer un essor économique rapide.
La rareté des ressources constitue une donnée essentielle du système
socio-politique contemporain, comme ce fut le cas durant la période coloniale
et même pré-coloniale, alors que le Burundi faisait partie d'une pléiade de
royaumes traditionnels éparpillés à travers la région des Grands Lacs. Bien
plus nettement qu'auparavant, cependant, les effets de la pénurie économique
se définissent aujourd'hui dans un contexte ethnique et régional. Il s'agit là
d'une mutation capitale. Pour en saisir l'importance ouvrons une brève parenthèse
pour exposer la nature du système de stratification sociale propre au Burundi
traditionnel, l'un des plus complexes et des plus méconnus de tout le
continent.
Les écrits de l'époque coloniale nous présentent généralement la société
Rundi sous la forme d'une pyramide ethnique dans laquelle les éleveurs de
troupeaux, les Tutsi, représentant 14% de la population, détenaient les
leviers du pouvoir; ensuite venaient les paysans Hutu qui formaient le gros de
la population (85%), tandis qu'à la base de cet édifice, on trouvait le
pygmoides Twa, groupe numériquement insignifiant (1%). On admettait que les
caractères physiques communément attribués à chaque ethnie, renforçaient
encore cette hiérarchie du pouvoir et des privilèges: proverbialement grands
et filiformes, les Tutsi étaient dépeints comme "possédant la même
indolence gracieuse de la démarche qui caractérise les peuples
d'Orient"(2). Les Hutu, par contre, étaient "un peuple de taille
moyenne aux corps lourdaud et disgracieux, révélant l'habitude d'un travail pénible
et acharné, se courbant patiemment dans une servilité abjecte devant les
derniers arrivés, les Tutsi, devenus la race dominante" (3).
Quoique satisfaisante aux yeux de la plupart des observateurs européens, cette
image de la société traditionnelle en défigure les traits au point de la
rendre méconnaissable. Car elle masque des lignes de clivage importantes au
sein de chaque ethnie, et exagère en même temps les discontinuités socioculturelles
qui traditionnellement les séparaient. Ces distorsions sont étroitement fiées
entre elles. Passer sous silence les clivages intra-ethniques entraîne le
risque de sous-estimer l'existence de liens inter-ethnique, et de réduire à
une parodie de la réalité les caractéristiques physiques et culturelles de
chaque groupe.
On doit d'abord souligner l'existence de deux catégories distinctes de Tutsi,
ceux de la "caste inférieure" ou Tutsi
Rem: Le contenu des notes figure aux pages 16 - 18
Hima et ceux de la "caste supérieure"
ou tutsi-Banyaruguru, littéralement "ceux qui viennent du noria". Il
faut noter aussi que le terme "ruguru" a d'autres significations,
voulant dire "venant d'en haut" et donc de régions de plus haute
altitude ou, au figuré, possédant une condition supérieure, c'est à dire
"proche de la Cour". Les observateurs étrangers se sont généralement
appuyés sur la dérivation géographique du terme, au point de considérer tous
les Banyaruguru comme étant des Tutsi du nord, ce qui est loin d'être le cas.
On trouve des Banyaruguru dans les provinces du nord et dans les provinces du
sud, et ceci vaut également pour les Hima. Au moment de la rédaction de ce
rapport (1974), le gouverneur de la province de Ruyigi, un diacre anglican défroqué
du nom de John Wilson Makokwe, est un Hima de Buhiga, localité située au Nord
du pays. Affirmer que les Hima sont inévitablement des gens du sud et les
Banyaruguru des gens du nord, comme beaucoup d'observateurs ont tendance à le
faire, est certainement un abus de langage. Le moins qu'on puisse dire est que
l'équation Hima-sud et Banyaruguru-nord appelle certaines nuances.
Les premiers seraient arrivés
dans le pays, venant des régions frontalières de l'est, vers le 17 ou 18ème
siècle, soit quelque deux ou trois cents ans plus tard que les Banyaruguru. il
faut admettre cependant que jusqu'à présent aucune réponse définitive n'a pu
être apportée à la question de savoir le quel des deux groupespourrait
revendiquer le titre de "premier occupant". En revanche il est certain
que les Hima étaient traditionnellement frappés d'interdits pour ce qui était
de leurs relations avec les familles Tutsi-Banyaruguru les plus "cotées",
et a fortiori avec la famille royale. Ils ne pouvaient garder leurs vaches ni
leur fournir d'épouses.
L'attitude des Banyaruguru à
leur égard était généralement teintée de méfiance et de mépris. On les
considérait en quelque sorte comme des parvenus, certes doués d'ingéniosité
et de débrouillardise mais totalement dénués de prestige social. Est-ce pour
renverser cet ordre social que les Hima, à partir des années 60, se sont hissés
au pouvoir aux dépens des Banyaruguru?Quoiqu'il en soit les Hima occupent
aujourd'hui une position dominante dans le système politique du Burundi.
"Les Hima" ' écrit le Père Rodegem, "semblent doués pour le
commandement et l'action directe ~ jugement largement confirmé par le profil
des élites politiques aujourd'hui au pouvoir. Un pourcentage appréciable des
élites détentrices de postes de commandement dans l'armée et l'administration
sont recrutées parnù les Hima de la région de Bururi. Le Président Micombero
est lui-même un Hima de Bururi. Les Banyaruguru, par contre, quoique représentés
au sein du gouvernement sont virtuellement sans pouvoir.
Ajoutons à cela les distinctions de prestige et de rang social qui jouent à
l'intérieur de chaque ethnie, Hutu, Tutsi et Twa, distinctions fondées sur la
hiérarchie des lignages (imiryango). Il existe une démarcation très nette
entre les "très bonnes" familles, les "bonnes" familles,
celles qui ne sont "ni bonnes ni mauvaises" et enfin les
"mauvaises". Dans la seule souche Tutsi-Banyaruguru, on ne compte pas
moins de 43 types différents de lignage, qui se décomposent chacun en une hiérarchie
sociale spécifique. De telle sorte que des affiliations fondées sur le lignage
rectifient parfois la hiérarchie qui découle des divisions ethniques. Il
arrive que l'appartenance à des échelons sociaux différents à l'intérieur même
de l'ethnie Tutsi soit plus perceptible et socialement plus importante que les
différences entre Tutsi et Hutu. Cette multiplicité de "paliers
sociaux" à l'intérieur de la même ethnie a été génératrice de
multiples conflits entre clans, familles et lignées.
Mais encore faut-il noter la
fluidité de cette hiérarchie sociale: l'appartenance à un imiryango n'est pas
nécessairement fixée une fois pour toutes, ni même dans certains cas
l'appartenance à uni ethnie. On se heurte parfois à beaucoup d'ambiguité
lorsqu'il s'agit de définir de façon précise l'appartenant d'un individu à
un clan, une famille, voire une ethnie. cas typique est celui du
"clan" appelé Basapfu, Voici comment le Père Rodegem en explique
l'origine: Tutsi de statut hiérarchique élevé, ils descendent initialement
des Hima. Mais pour certaines raisons que tradition a omis de préciser, le Roi,
un jour, déci( qu'ils devaient tous être massacrés. Il confia cette t, au
clan Abongera qui organisa proprement la razzia tous les troupeaux Abasapfu,
pilla leurs récoltes, ni le feu à leurs craals et massacra tout ce qui
trouvait leur chemin. Un des survivants était un petit garçor avait trouvé
refuge derrière un écran de roseaux (sai Après le départ des auteurs du
raid, il fut découveri par un passant qui décida de le conduire au Roi Nu Ce
dernier le garda à sa Cour sous sa protection et pela Musapfu pour commémorer
cette aventure.(5)
Que les Basapfu soient réellement d'origine Hima est une question qui reste à
débattre; ce qui est beaucoup plus significatif du point de vue de cette
discussion est qu'aujourd'hui les Basapfu s'identifient et sont souvent idem
comme n'étant ni des Hirna ni des Banyaruguru. On le désigne purement et
simplement par le terme Basapfu, comme s'ils formaient un groupe distinct
ethniquement parlant. Ce caractère sui generis du groupe Sapfu, et ai le fait
qu'ils soient répartis un peu partout à travers le nous permet de mieux
comprendre pourquoi certains éléments Sapfu sont parvenus a se poser comme
arbitres 1 de conflits régionaux ou ethniques. Notons à ce propos malgré
l'influence prépondérante du groupe Hima de E dans l'armée et
l'administration, certains Basapfu occu à l'heure actuelle des postes
importants au sein du gouvernement(6).
Relevons
enfin un dernier point: ni les Hutu ni les Tut ne jouissaient de prérogatives
politiques importantes d le contexte de la société traditionnelle Rundi.
Lorsqu' poste de commandement leur était confié par la Cour il s'agissait
d'une concession et non d'un droit. Les véritables détenteurs du pouvoir étaient
les princes du sang (ganwa). De par leur position sociale et politique privilégiée
ceux-ci ont fini par être vus comme formant un groupe ethnique distinct, dont
le pouvoir et le prestige dépassait beaucoup ceux des Hutu ou Tutsi. Les ganwa
constituaient le noyau de l'élite politique traditionnelle. Malgré leur
position privilégiée (peut-être en raison même de leurs privilèges) ceux-ci
n'ont jamais fait preuve de cohésion. L'histoire pré coloniale du Burundi est
jalonnée de luttes intestines entre princes du sang, certaines entretenues des
haines dynastiques, d'autres par des conflits de personnes, mais chacune visant
en fin de compte à briser 1, pouvoir des uns pour mieux renforcer celui des
autres. affrontements atteignent leur point culminant vers la moitié du l9 ème
siècle lors des guerres que se livrèrent les fils roi (mwami) Mwezi Kisabo
(1852-1908) et les descend de son prédécesseur, Ntare Rugaamba (1795-1852). La
en place de l'appareil colonial aboutit rapidement à la j en veilleuse des
vieilles querelles dynastiques entre les descendants de Mwezi (les Bezi) et de
Ntare (les Batare niais sans toutefois les faire disparaître. A la veille de l'indépendance,
alors que s'amorce la montée d'une élite neu dynamique et en quelque sorte
"accréditée" on assiste l'élément à une résurgence spectaculaire
des antagonisme princiers. Ainsi, même à cette époque relativement récente,
le jeu politique ne s'exprimait pas en termes de conflits
ethniques niais sous la forme de luttes de factions entre représentants de différentes
dynasties.
A la fois fluide et hiérarchisée l'organisation sociale du Burundi ancien n'était
cependant pas dénuée de cohésion. Au rôle unificateur de la Couronne
s'ajoutaient les facteurs de cohésion du milieu social. Car en dehors de l'élite
princière aucune ethnie, aucun lignage ne pouvait se prévaloir d'un statut
privilégié. Les divisions entre Hutu, Tutsi et Twa n'avaient qu'un rapport
lointain ou inexistant avec le rang social, la richesse et le pouvoir. Bien que
le pouvoir politique fut en principe le monopole des princes, les chefs
subalternes étaient en fait recrutés autant parmi les Hutu que parmi les
Tutsi. De plus le jeu des rivalités princières obligeait parfois les
"grands" à rechercher indifféremment l'appui des uns et des autres,
situation qui n'est pas sans rapport avec le phénomène relevé par Georg
Simmel: "Les conflits peuvent avoir pour conséquence d'amener la
collaboration de certaines personnes ou groupes qui, dans d'autres
circonstances, n'auraient eu aucune raison de s'unir .,,7 Les solidarités nouées
à travers les liens de clientèle contribuaient également au maintien du tissu
social: à travers l'institution du "contrat de clientèle" (bugabire)
un vaste réseau de solidarités recouvrait la pyramide sociale, liant les
individus les uns aux autres par la confiance et l'intérêt indépendamment de
considérations ethniques. Chaînon central de cet agencement, le Mwami était
le point de convergence des rapports de clientèle entretenus a divers échelons
du système. C'est aussi et peut-être davantage encore à travers les rites,
les cérémonies et les interdits qui l'entouraient que la monarchie affirmait
sa puissance "totalisante" et unificatrice. Jusqu'à présent aucun
symbole de légitimité n'a réussi 'a acquérir un prestige comparable a celui
qui entourait le tambour royal (karyenda), symbole suprême de la
monarchie.
Il faut donc admettre, que si la société Rundi renfermait en elle même les
germes d'un conflit ethnique, ce type de conflit était sinon inexistant en tout
cas extrêmement rare dans la société traditionnelle. Voir dans la saignée du
printemps 1972 la preuve d'une, "manifestation extrême du vieux problème
tribal africain"(8) c'est travestir les faits et fausser les données de
l'histoire. Dans le cas qui nous intéresse le terme "tribalisme" ne
peut se rapporter qu'à un phénomène relativement récent, exprimant à la
fois les transformations radicales subies par la société coutumière et le
blocage des mécanismes qui jusqu'alors lui donnaient son équilibre et sa cohérence.
Au Burundi comme ailleurs les phénomènes "tribaux" sont
indissociables des transformations introduites sous l'égide du colonisateur.
B) Dimensions
du Conflit
Sous son aspect le plus aigu et
le plus meurtrier le conflit Hutu Tutsi apparaît comme le stade ultime d'une série
d'affrontements d'origines diverses s'échelonnant sur une période d'au moins
12 ans. Ces affrontements recoupent pratiquement toute la gamme des oppositions
latentes contenues dans la société coutumière, mais ils expriment aussi les
multiples tensions engendrées par l'État colonial. Sur une toile de fond
traditionnelle se dessinent des formes d'expression politique inédites (partis,
syndicats, institutions parlementaires), comme pour rechercher dans le passé la
justification des transformations à venir. De cette combinaison d'éléments
fort disparates est né à la veille de l'indépendance un régime complexe,
hybride, dont les contours deviendront de plus en plus flous.
L'introduction du vote en 1956, six ans avant l'indépendance, marque le début
d'une prise de conscience politique dont les effets vont peu à peu se faire
sentir à chaque échelon de la société. C'est d'abord au niveau des familles
princières que se déclenchent les oppositions, mettant aux prises Batare et
Bezi; puis viennent les luttes entre monarchistes et républicains, à peine édulcorées
par les dissensions internes au sein de chaque groupe; c'est ensuite l'Armée
qui prend la relève des élites civiles pour battre en brèche la monarchie et
finalement l'abattre. Or malgré le crédit populaire dont elle jouit auprès
des générations montantes, l'Armée reste impuissante devant la montée des
antagonismes régionaux (nord sud) et ethniques (Hutu-Tutsi). Jusqu'au début
des années 60 les clivages de type traditionnel ont en quelque sorte joué le
role de brise-lames, freinant la mobilisation des ethnies, ou la canalisant au
profit de l'une ou l'autre des factions princières. Contrairement à ce qui
s'est passé au Rwanda en 1959-60, où rien n'entravait la montée des
antagonismes ethniques (et où l'administration belge laissait délibérément
le champ fibre aux têtes de file du mouvement Hutu), au Burundi ces
antagonismes ne pouvaient s'exprimer ouvertement qu'en franchissant les frontières
du champ politique traditionnel.
Jusqu'à sa chute, en 1965, la monarchie s'efforça de délimiter le domaine du
politique pour mieux se prémunir contre les attaques de ses détracteurs;
bloquer les relais d'élites tout en restreignant l'amplitude de la contestation
ethnique, tels sont, en gros, les objectifs de la Cour.
S'il est vrai que la monarchie ait fixé entre ses mains les fruits de l'indépendence
sans pour autant apporter de solution durable au conflit Hutu-Tutsi, il serait
injuste de lui attribuer la responsabilité première des "évènements"
de 1972. Il serait encore plus aberrant, répétons-le, d'y voir la prolongation
du passé précolonial. Sans doute est-il tentant de se référer aux
observations d'Hans Meyer au début de l'époque coloniale: "aussi
longtemps que les Batussi [sic] sont les maîtres de ce pays, tout progrès
spirituel et culturel est impossible pour le peuple du Barundi, car ce n'est qu'à
la situation inférieure présente des Bahutu, isolés du monde depuis des siècles,
que les Batutsi doivent leur domination". 9 L'argument manque de poids,
confondant à la fois le politique, le social et l'économique; ajoutons à cela
qu'une distinction évidente s'impose entre un potentiel de conflit et le
conflit devenu réalité: celui-là était sans doute inscrit dans le contexte
de la société traditionnelle, mais pour que ce potentiel devienne réalité il
fallait qu'une nouvelle "règle du jeu" se substitue à celle de la
société coutumière et qu'en même temps se pétrifient les rapports entre
ethnies.
Il fallait, en bref, que la situation coloniale redéfinisse ces rapports sur au
moins deux plans, ethnique et social. En réduisant l'identité des individus à
une dimension essentiellement ethnique (au détriment des dimensions sociales et
culturelles) et en donnant une valorisation sociale à l'appartenance ethnique,
une nouvelle société prend forme entre les mains du colonisateur; une société
de caste pratiquement calquée sur celle du Rwanda.
Notons à ce propos, et sous forme de parenthèse, l'influence décisive de la révolution
rwandaise (si tant est qu'on puisse véritablement parier de "révolution")
sur l'attitude des groupes dirigeants Hutu et Tutsi du Burundi. La prise du
pouvoir par les élites Hutu du Rwanda a eu pour effet de susciter les mêmes
espoirs chez leurs "frères de race" du Burundi, et chez les Tutsi la
crainte de se voir balayer par une tourmente révolutionnaire à la rwandaise.
D'où ce durcissement des attitudes de part et d'autre, les uns s'estimant lésés,
les autres menacés. En un sens c'est à travers une sorte de "prophétie
autoréalisante'(10) que se développe la dynamique du conflit Hutu-Tutsi à
partir de 1960.
Que le Rwanda ait servi de modèle pour certains - et de repoussoir pour
d'autres - se comprend d'autant mieux lorsqu'on songe que le colonisateur belge
avait déjà modelé la société du Burundi à l'image de celle du Rwanda. Bien
avant que les dirigeants Hutu du Burundi ne cherchent à émuler les objectifs
du "menu peuple" rwandais le Rwanda était devenu une sorte de
territoire-modèle pour les Résidents du Burundi. N'était-il pas plus simple et
plus efficace du point de vue de l'administration de considérer le Burundi
comme composé d'une aristocratie Tutsi et d'une masse paysanne Hutu, et de
faire reposer l'appareil administratif sur l'hégémonie présumée de la
minorité Tutsi? Relativement peu d'efforts furent faits pour donner aux éléments
Hutu de véritables chances de réussite sociale, et pratiquement rien pour leur
faciliter un apprentissage politique. Les registres d'inscription de l'École des
Frères de la Charité (mieux connue sous le nom de "Groupe Scolaire d'Astrida")
montrent une nette prédominance de Tutsi par rapport aux Hutu, disproportion
encore plus flagrante évidemment dans le cas du Rwanda, ainsi que le révèle
le tableau suivant:
Tableau 1
Répartition ethnique des effectifs scolaires du "Groupe Scolaire d'Astrida"
(1946-1954)
ANNEE (*) |
TUTSI |
HUTU
-RWANDA |
HUTU-
BURUNDI |
CONGOLAIS |
1946 |
44 |
1 |
8 |
|
1947 |
42 |
2 |
10 |
|
1948 |
85 |
2 |
11 |
2 |
1949 |
85 |
5 |
9 |
|
1953 |
68 |
3 |
16 |
|
1954 |
63 |
3 |
16 |
3 |
(*) Nous ne disposons pas des chiffres d'inscriptions pour les années 50-52. Les chiffres ci-dessus sont
empruntés au registre d'inscriptions du Groupe Scolaire d'Astrida.
On arrive à la même conclusion à la lecture de la répartition ethnique des sièges au Conseil Supérieur du Pays (CSP) et aux Conseils de Territoire (CT), au niveau du pays et des territoires. L'étude d'Aloys Munyangaju ("L'Actualité Politique du Rwanda-Urundi", Bruxelles 1959) en fournit la preuve:
Tableau 2
Répartition ethnique des sièges au CSP et au CT
Burundi et Rwanda, 1959
Conseils |
Répartition éthnique |
CSP (Conseil Travaux Publics
Supérieur du Pays)
Rwanda
Burundi |
TUTSI (ou GANWA) |
HUTU |
TOTAL |
31 |
2 |
33 |
30 |
3 |
33 |
|
Conseils |
Répartition éthnique |
CT (Conseils du territoire Pays)
Rwanda
Burundi
|
TUTSI (ou GANWA) |
HUTU |
TOTAL |
125 |
30 |
155 |
112 |
26 |
138 |
|
Les résultats de cette politique étaient prévisibles: à la veille de l'indépendence
tout au plus une poignée d'éléments pouvaient se réclamer du nom d'élite au
sens moderne d terme. Conscients du fait que la puissance administrante n'avait
laissé se constituer parmi eux qu'une faible minorité d'hommes de mérite reconnu,
ils n'étaient que trop impatients pour traduire dans les faits leurs
aspirations égalitaires. Pour cette même raison les tentatives de nivellement
social amorcées par les éléments Hutu allaient inévitablement susciter la méfiance
du groupe Tutsi. L'extension du droit de vote sur la base du suffrage universel
ne pouvait que renforcer la suspicion de la minorité Tutsi: si l'égalité sociale
était synonyme de déchéance pour cette minorité, la loi du nombre ne pouvait
en fin de compte que hâter sa dégringolade.
Même dans son sens le plus restrictif (impliquant une représentation égale des
intérêts ethniques dans les instances gouvernementales et administratives), l'égalité
ne devint jamais une réalité acquise dans la politique du Burundi. Un simple
coup d'œil sur la répartition ethniques dans emplois de l'administration
civile en 1965 révèle l'étendue de la domination Tutsi dans les hautes sphères
du pouvoir.
Tableau 3
Répartition ethnique des postes cles de l'Administration Civile
(juillet 1965)
Ministères et Directions |
|
Cabinet du Premier Ministre
Directeur Général (DG)
Directeurs (D)
Directeurs Adjoints (DA)
Total
Finances
DG
D
DA
Total
Affaires Economiques
DG
D
DA
Total
Agriculture
DG
D
DA
Total
Travaux Publics
DG
D
Total
Santé Publique
D
DA
Total
Education Nationale
DG
D
DA
Total
Intérieur
DG
D
DA
Total
Gendarmerie
(Secrétariat)(*)
Justice (Secrétariat)
DG
D
DA
Total
Information
DG
DA
Total
Affaires Sociales
DG
D
DA
Total
Affaires Etrangères
DG
D
DA
Total
Sûreté
D
DA
Total
Communications
DG
D
DA
Total
Transport
DG
D
DA
Total
Missions spéciales
(Fonctionnaires détachés)
DG
D
DA
Total
Grand Total
Directeurs Généraux
Directeurs
Directeurs Adjoints
|
1
2
1 1
3 2
2
1 2
3
3 5
1
2 1
1
4 1
3
4 1
2 1
9 2
1
1 1
2 1
4 2
2
4 4
1
4 1
2 3
7 4
1
3
4 3
18
5 2
3
22
9 2
1
1
3
4 1
7 2
1
1
2
2
2 2
2 1
4 5
1
3
1 1
2 1
6
2 1
1
1
1 1
1
1
2
1 3
1
3
1
4
1
2
1
2
5
3
12 7
3
36
14 1
35
22 3
|
(*) Le terme "secrétariat"
se rapporte aux secteurs du gouvernement qui, en 1963, ont été placés
directement sous la juridiction de la Couronne. On peut dégager au moins quatre
phases dans l'histoire récente du Burundi, chacune d'elles correspondant à une
disposition différente de l'échiquier politique.
C) Les
étapes de la crise
Comme le révèlent les chiffres
ci-dessus, au cours des années qui suivirent l'indépendance (1962) le décalage
entre les aspirations des élites Hutu et leur participation aux responsabilités
politiques s'accentue. L'injection de quelques éléments Hutu dans l'appareil
gouvernemental ne suffit évidemment pas à apaiser leurs revendications: la
disproportion entre leur importance numérique et leur participation effective
au pouvoir est trop manifeste pour ne pas susciter leur mécontentement; la
dissipation des revenus de l'Etat au profit d'éléments minoritaires (Tutsi et
ganwa) ne fait que renforcer leurs griefs.
A partir de 1966 la relève des
élites princières par de jeunesTutsi d'obédience républicaine confirme
l'impuissance du groupe Hutu. Les tentatives de coups d'état montées contre le
gouvernement s'avèrent toutes infructueuses. Incapables de se frayer une voie
par la force, encore moins par la politique, les élites Hutu restent néanmoins
sensibles aux poussées de leurs adversaires, d'autant plus que ceux-ci sont
profondément divisés. A partir de 1970 la scène politique du Burundi apparaît
grouillante d'instigations, de manœuvres et d'initiatives à partir des quelles
s'amorcent des opérations de revanche ou de récupération. Avant d'entrer dans
les détails de cette situation, il convenaient de rappeler brièvement les étapes
de la crise.
Phase 1 (1957-1961): Bezi contre Batare - Les années précédant
l'indépendance ( 1962) se signalent par le continuation des rivalités pré coloniales
sous le couvert de partis politiques à consonance moderne. Les deux
protagonistes principaux sont "Le Parti de l'Unité et du Progrès National
(UPRONA)- et "Le Parti Démocrate Chrétien (PDC)", chacun dominé par
un groupe distinct, le premier par la "famille" des Bezi, le second
par la "famille" des Batare. Sous la conduite du fils aîné du Mwami
Mwambutsa, le Prince Rwagasore, I'UPRONA s'affirme rapidement comme le plus
dynamique, emportant une victoire décisive aux élections de septembre 1961.
Disposant de 58 sièges sur un total de 64 à l'Assemblée Nationale, Rwagasore
pouvait normalement s'attendre à être élu chef du gouvernement après l'indépendance.
Le sort en décida autrement. Son assassinat, en octobre 1961, par un tueur à
la solde des dirigeants du PDC, met une fin brutale à sa carrière politique.
L'événement devait peser de façon décisive sur les destinées du royaume.
Privé de son chef l'UPRONA se trouve tout à coup en proie à de graves
dissensions; quant aux dirigeants du PDC ceux-ci sont publiquement exécutés à
Gitega le 14 janvier 1962. L'embryon de partis politiques né à la veille de
l'indépendance disparaît donc avant même que ceux-ci aient pu jouer le rôle qui leur avait été dévolu. Devant ce vide politique la Cour n'hésite pas à
récupérer le pouvoir à son profit.
Phase Il (1961-1965): La Couronne contre le Parti - La période
qui suit la mort de Rwagasore verra le pouvoir de la Cour se constituer contre
l'UPRONA, tandis que certains de ses dirigeants (comme l'ex-Premier Ministre
André Muhirwa) cherchent en elle un protecteur à qui s'accrocher. Autant que
par l'intervention du Palais, l'UPRONA se trouve également paralysé par les
luttes intestines qui y sévissent, et qui dans la plupart des cas opposent les
cadres Hutu aux cadres Tutsi. Des tensions parallèles se font jour au sein du
gouvernement et de l'administration, donnant ainsi a la Couronne l'occasion de
parachever son entreprise de récupération. L'issue des élections législatives
de 1965 en donnent la preuve: malgré la victoire incontestable du parti Hutu
qui remporte 23 sièges sur 31 à l'Assemblée Nationale, la manière dont sont
nommés les membres du gouvernement confirme ce que certains soupçonnaient déjà,
à savoir que l'Assemblée Nationale était devenue un parlement-croupion. La
Cour reste toute-puissante. La nomination d'un célèbre ganwa ou poste
de premier ministre (Léopold Biha) le 13 septembre 1965 confirme l'intention de
Mwambutsa de refuser "de souscrire à un subterfuge de langage qui (le)
priverait de tout contrôle, de toute autorité et de toute possibilité d'étendre
(à son peuple) le bénéfice de (sa) protection"."
Phase Il 1 (1965-1966): La Couronne contre l'Armée - La période
suivante s'ouvre - et se termine - par un coup d'état. Le premier, le 18
octobre 1965, a toutes les apparences d'un coup manqué. Déclenchée par une
mutinerie de certains officiers Hutu de l'Armée et de la Gendarmerie, cette
première tentative se termine en effet par un échec. Mais ses conséquences
politiques sont loin d'être insignîfiantes: Le premier ministre, Biha, attaqué
à son domicile par les mutins, est laissé pour mort; et tandis que
pratiquement chaque dirigeant Hutu de quelque valeur est apprehendé (puis exécuté),
le Mwami, cédant à la panique, cherche réfuge au Zaire avant de choisir
l'exil en Europe. Mwambutsa, cependant, refuse d'abdiquer en faveur de son fils.
On assiste alors à une situation ubuesque: un royaume sans roi, un gouvernement
sans pren-der ministre, et une administration en état de déliquescence! En
fait les véritables détenteurs de l'autorité appartiennent à un groupe assez
disparate composé de fonctionnaires, de militaires et de
"Jeunesses" 12 la plupart d'origine Tutsi ou Hima. Tout en expédiant
les affaires courantes, leur attention se porte naturellement sur le prâlème
de la succession. C'est finalement le Prince Charles Ndizeye, fils cadet de
Mwambutsa, qui sera choisi pour succéder à son père sous le nom dynastique de
Ntare Les paroles prononcées par Ntare peu de temps avant son intronisation, en
particulier qu'en vue "de mettre fin a quatre années de chaos et
d'anarchie (il) avait décidé de prendre en mains les destinées du
royaume" ~ traduisent mal la réalité de la situation. Car Charles est
l'instrument choisi par les "Jeunes Turcs" pour stabiliser leur propre
situation, et non le contraire. Lorsque le capitaine Micombero est formellement
investi des fonctions de premier ministre par le souverain, ceux-ci savent à
quoi s'en tenir: c'est Ntare qui est l'obligé et le tributaire de Micombero, et
non l'inverse. Mais Ntare refuse à tout prix de voir rec son pouvoir personnel
- aussi son règne fut-il de courte durée ... Le 28 novembre 1966, alors
qu'il se trouvait à Kinshasa, Ntaré apprit à la radio que l'Armée l'avait destitué
et instauré la République par un coup semblable à celui qui l'avait, quelques
mois auparavant, hissé au pouvoir. Ainsi se termina le dernier et le plus court
des règnes ici registrés dans les annales du royaume.
Phase IV (1966-1972): La voie de la violence - Même coup du 28
novembre semble bien avoir été préparé par éléments Hirna, ni l'Armée ni
l'Administration ne furer transformés du jour au lendemain en institutions
exclusivement dominées par des Hima. Le nouveau gouvernement formé par
Micombero, le 12 décembre 1966 confia cinq treize postes ministériels à des
Hutu, les huit sièges restant étant partagés d'une manière presque égale
entre Tutsi-Hima et Tutsi-Banyaruguru. Et bien que la présidence de la République
fût assurée par Micombero, il n'y avait que de officiers parmi les ministres.
Les affiliations régionales étaient également diversifiées, encore qu'au
moins quatre des titulaires provenaient de la province de Bururi.
Les liens régionaux devaient cependant jouer un rôle de en plus important dans
le processus de recrutement des élites civiles et militaires. A tel point qu'au
début de 1970 le partage des responsabilités gouvernementales est souvent défini
en termes régionaux: on parle de plus en plus des "gens du sud" et
des "gens du nord", des "Banyabururi' des "Banyaruguru".
Il convient de noter à ce propos qui contrairement à l'appellation "Banyaruguru"
le terme "Banyabururi" recouvre des solidarités purement régionales.
Les "Banyabururi" sont tout simplement les gens de la province de
Bururi, quelque soit leurs origines ethniques. Prétendre, comme le font
certains, que le Banyabururi sont par définition Hima est un non-sens, en tout
cas une contrevérité. Ce qu'il faut souligner c'est l'émergence d'une prise
de conscience régionaliste au sein des élites non-Hutu originaires de Bururi.
Cette prise de conscience est à la source du conflit qui allait bientôt
opposer les gens de Bururi (Tutsi, Hirna et Sapfu) aux Banyaruguru originaires
des autres provinces.
La région n'a cependant jamais supplanté de façon permanente le clan, le
lignage ou l'ethnie comme source de solidarités. Tout au cours de la période
qui a précédé la crise nous assistons à une sorte de va-et-vient de solidarités.
Ces revirements forment la toile de fond sur laquelle s'inscrit le jeu des
cliques et des factions. Pour s'accrocher au pou voir Micombero et ses
conseillers doivent constamment manœuvrer à la lisière de l'ethnie, de la région
et du clan.
Deux types de conflits surgissent au cours de cette période: un conflit de clan
et de région au sein du groupe Tutsi, et un conflit ethnique opposant les Tutsi
aux Hutu. Jusqu'a moment où la crise éclate le champ où s'inscrivent les manœuvres
politiques s'organise autour de pôles multiples - autour de la région, de
l'ethnie et du clan - mais sans toutefois produire un écartèlement des forces
relevant de chacun de ces pôles. Lorsque, pour une raison ou pour une autre,
s'accentuent les clivages régionaux, les différences ethniques
s'amoindrissent; au contraire lorsque celles-ci s'affirment, ceux-là
s'estompent.
Dans cet environnement remarquablement complexe et fluide, surgit un groupe de
politiciens Tutsi dont l'action devait avoir un impact décisif sur les destinées
du pays. Constitué d'une simple poignée d'individus (surtout d'origine
Basapfu), ses chefs les plus en vue ont pour noms Albert Shibura, Arthémon
Simbananiyé et André Yanda.
Au début 1971, ils contrôlent
plusieurs postes clés du gouvernement et de l'Armée, le premier comme ministre
de l'Intérieur et de la Justice (en même temps qu'il détenait le grade le
plus élevé de l'Armée du Burundi); le second comme ministre des Affaires Étrangères, de la Coopération et du Plan; le troisième comme ministre de
l'Information et Secrétaire Général de l'UPRONA. Tous les trois sont
originaires de Bururi; en tant que Basapfu ils peuvent à la rigueur se réclamer
de liens lointains avec les Hima; enfin tout les autorise à s'identifier avec
le groupe Tutsi au sens large - leur origine, leur apparence physique, leur méfiance
presque congénitale des Hutu. Ils se situent sur une frange d'interférences
culturelles qui leur permet de redéfinir leurs allégeances en fonction de la
conjoncture du moment.
Leur ascension est d'autant plus remarquable que moins d'un an avant l'arrivée
au pouvoir de Micombero les Basapfu avaient été pratiquement tous écartés
du gouvernement. Après plusieurs essais infructueux visant à
utiliser le Parti et les Jeunesses contre l'Armée (condamnés par Micombero
comme "de folles tentatives émanant d'un petit groupe de
personnalités irresponsables"" les têtes de file du "clan"
Sapfu tentent de rallier l'Armée à leur cause. Leur objectif est ni plus ni
moins de transformer l'Armée en tribunal de dernière instance destiné à
arbitrer les querelles d'ethnie et de région. Mais pour mener à bien cette
entreprise l'Armée devait au préalable être "purgée" de ses éléments
"déviationistes", autrement dit d'éléments Hutu. Déjà en 1966
lors de l'incorporation des nouvelles recrues l'indice de Pignet avait été
porté de 30 a 40 de manière a avantager les Tutsi. La taille minimum était
portée a 1,70 m. A la même époque des instructions précises avaient été
données pour exclure tout Européen des Commissions de Recrutement. En juillet
1968, huit officiers belges de l'Assistance Technique furent remerciés de leurs
services sous le prétexte d'ingérence dans les procédures 4'normales" du
recrutement. Des accusations montées de toutes pièces contre les élements
Hutu de l'Armée justifièrent par après les purges énergiques qui y furent
pratiquées.
La découvert d'un complot Hutu dans la nuit du 16 au 17 septembre 1969 fut le
prétexte invoqué pour "résoudre" le problème Hutu. Après
l'arrestation de quelque trente personnalités Hutu, la plupart officiers ou
fonctionnaires, vint l'emprisonnement (suivi de l'exécution) de dizaines de
soldats Hutu. Parmi les personnes arrêtées et par la suite exécutées
figuraient Charles Karolero, sous-lieutenant membre de l'État-major Général;
Barnabé Kanyaruguru, ministre du Plan et de l'Économie; Jean-Chrysostome
Mbandabonya (exécuté en 1972), ancien ministre des Affaires Sociales dans le
premier gouvernement de Micombero; Cyprien Henehene, ancien ministre de la
Santé (qui aurait succombé au cours de l'interrogatoire); et Joseph Cimpaye,
directeur de la Sabena à Bujumbura (exécuté en 1972). Tous furent accusés de
complot contre la sûreté de l'État. Le 18 décembre, vingt des détenus furent
condamnés à mort et exécutés deux jours plus tard. Certains affirment que
plus de cent exécutions eurent heu en décembre. Malgré la présence de
quelques rares Hutu au gouvernement, la tendance vers la suprématie Tutsi est
indéniable: sept des douze cabinets ministériels, dont celui des Affaires Étrangères, de la Défense et de la Sûreté ainsi que celui de l'Intérieur étaient
occupés par des personnalités d'origine Tutsi. Six des huit gouverneurs de
province appartenaient également à cette ethnie. Restait à savoir se cette
tendance devait aboutir à une suprématie Banyabururi ou Banyaruguru.
En 1971, la clique Sapfu avait pris suffisamment d'ascendance sur Micombero pour
lui faire croire à une menace Banyaruguru. Forts de l'appui du Chef d'État-major
de l'Armée du Burundi, Thomas Ndabemeye, ils accusent de conspiration un
certain nombre de personnalités et militaires d'origine Banyaruguru, parmi
les-quelles trois anciens ministres des Affaires Etrangères, Lazare
Ntawurishira, Libère Ndabakwaje et Marc Manirakiza. Tous trois sont arrêtes,
jugés et condamnés à mort. Le scénario adopté en 1969 pour éliminer le
noyau de l'opposition Hutu se répète maintenant pour éliminer les Banyaruguru
de tout poste influent. Une fois de plus, le procès se transforme en parodie de
justice. Le 14 janvier 1972, le tribunal militaire prononce neuf peines de
mort et sept condamnations à vie. A la lecture du verdict, le Procureur Général,
Nduwayo, quoique lui-même d'origine Basupfu, décide de remettre sa démission.
Cependant, le 4 février, sous la pression de l'opinion publique nationale et
internationale, les peines de mort sont commuées en emprisonnement à vie, et
cinq des accusés, condamnés précédemment à des peines de prison, sont relaxés.
Entre-temps, le 20 octobre 1971, devant une situation de plus en plus tendue au
sein de son propre gouvernement, Micombero met en place un "Conseil Suprême
de la Révolution" (CSR) corps consultatif composé de 27 officiers de l'Armée.
Tout en mettant en lumière les graves tensions survenues entre Banyabururi et
Banyaruguru, ce scénario eut comme conséquence immédiates de créer dans le
pays une atmosphère de crainte obsidionelle. Les débats connurent une large
diffusion; la radio et la presse rapportèrent mot à mot les plaidoyers de la défense
et de l'accusation. L'opinion publique n'avait jamais été mise en prise aussi
directe avec l' "évènement". Les conséquences ne tardèrent pas à
se faire sentir sur les collines. Des factions et groupuscules rivaux surgirent
du jour au lendemain dans bon nombre de localités. C'est dans ce climat
hypertendu, saturé d'appréhensions et de tensions de toutes sortes que le 29
avril 1972, Micombero décide soudainement de destituer tous les membres de son
cabinet. Quelques heures après, la rébellion éclate, pour faire place aussitôt
à une répression sans merci.
D) L'anatomie de la
violence
Les premiers coups furent portés entre 20 et 2 1 heures le 29 avril, et presque
simultanément à Bujumbura et dans les provinces méridionales de Rumonge,
Nyanza-Lac et Bururi. Dans ces provinces les assaillants Hutu sont appuyés par
des groupes auxiliaires de "Mulélistes" organisés en bandes de 10 à
30 hommes; dans la seule province de Bururi les "Mulélistes", se
chiffrent à environ 1.000 ou 1.500 individus. Notons à ce propos qu'au moment
ou se déclenche l'insurrection environ 25.000 réfugiés Zaïrois, la plupart
d'origine Babembe", s'étaient établis dans le sud du pays. Bien que
culturellement distincts des populations Hutu du Burundi ils n'en partageaint
pas moins leurs griefs contre le "lobby" de Bururi; on comprend
d'autant mieux leur réceptivité aux incitations du mouvement rebelle. que tout
comme les Hutu, les Babembe avaient été parmi les premières victimes de la
"tribalisation" du pouvoir au Kivu et au nord-Katanga dans les années
60-63. Comme les Hutu ils appartenaient a une ethnie d' "exclus". Ceci
dit il semble que le fer de lance de la rébellion ait été constitué d'éléments
opérant à partir de le Tanzanie, à proximité de la frontière du Burundi.
Les attaques sont menées avec
un brutalité sanguinaire: équipés d'armes automatiques, de machettes et de
lances, les assaillants massacrent ou mutilent systématiquement tous les Tutsi
qu'ils rencontrent, femmes, hommes et enfants. Les Hutu qui refusent de
participer aux tueries sont eux même massacrés (conformément à ce que
prescrit la tradition à l'égard des hommes de main récalcitrants). On estime
à 10.000 le nombre des rebelles, tant Hutu que Mulélistes", qui prirent
part à l'insurrection. Ils se rendent rapidement maîtres des chefs-lieux de
province de Nyanza-Lac et de Rurnonge; si l'on en croit la version officielle,
ils proclament une "République Populaire" dans la région de Bururi
et s'y maintiennent pendant deux semaines avant d'être mis en déroute. Parmi
les victimes du massacre, à Bururi, figurent le beau-frère du Président
Micombero, le gouverneur de Bururi et environ une quarantaine de fonctionnaires
provinciaux. Entre-temps à Bujumbura une trentaine de rebelles s'attaquent
simultanément à la station de radio et au camp militaire. Ils sont immédiatement
repoussés. Dans sa phase initiale la rébellion a coûté la vie à au moins
2.000 personnes; les pertes les plus lourdes sont enregistrées dans la province
de Bururi.
Par certains cotés la rébellion rappelle de façon frappante celle qui sévit
dans l'est du Zaïre en 1964. Au Burundi comme au Zaïre c'est par l'usage des
stupéfiants et de la magie que les rebelles cherchent l'assurance de leur
invincibilité; dans un cas comme dans l'autre les attaques sont menées de façon
désordonnée, et s'accompagnent de cruautés gratuites; ajoutons que tout comme
au Zaïre (et peut-être davantage encore) le processus de la rébellion se déroule
dans un cadre organisationnel extrêmement rudimentaire. A la manière des simbas
du Zaïre les rebelles ont recours au chanvre et au rituel d'immunisation
magique, croyant ainsi se rendre invulnérables; selon le témoignage d'un
journaliste, certains des insurgés "portaient sur la tête err guise de
casque des espèces de casseroles blanches enduites de sang, le corps tatoué de
signes magiques pour se rendre invulnérables"". S'il faut en croire
Micombero, "les médecins féticheurs jouèrent un rôle important ... à tel
point que pour prouver leur efficacité les instructeurs Mulélistes n'hésitaient
pas à tirer à blanc sur leurs compagnons, puis à balles réelles sur un chat
ou un chien" (19). Quoiqu'il en soit retenons ici que c'est surtout grâce à
la réceptivité du milieu ambiant que la rébellion doit son succès initial et
non a la solidité de son appareil insurrectionnel ou son idéologie.
Contrairement à ce que nous venons de décrire la vengeance répressive qui
s'abat sur le pays se déroule de façon plus systématique, plus efficace aussi
si l'on en juge par ses effets destructeurs. Les contre-attaques débutent le 30
avril. C'est alors que l'Armée et les Jeunesses coordonnent leur action pour
exterminer pratiquement tout individu soupçonné d'avoir pris part à
l'insurrection. La loi martiale est mise en vigueur dans tout le pays; un
couvre-feu est instauré. Entre temps Micornbero prend contact avec les autorités
au Zaïre pour obtenir une couverture aérienne et des renforts de troupes.
Ceux-ci arrivent à Bujumbura le 3 mai. Les para commandos Zaïrois ayant pris en
charge la défense de l'aéroport l'Armée du Burundi entreprend alors le
"nettoyage" des provinces. Parler de "répression" pour décrire
le massacre hideux qui s'ensuivit serait un euphémisme. Selon Marvine Howe, du
New York Times, ce sont les brigades de Jeunesses Révolutionnaires
Rwagasore qui prennent l'initiative des arrestations et tueries arbitraires. Il
faut ajouter à cela les règlements de compte personnels, les individus dénoncés
comme rebelles en raison de bisbilles au sujet d'un lopin de terre ou d'une
vache (20). A Bururi, cependant, l'Armée s'en prend indistinctement à tous les
Hutu. A Bujumbura, Gitega et Ngozi tous les "cadres (entendons par la non
seulement les fonctionnaires provinciaux mais les chauffeurs, clercs, plantons et
ouvriers semi-specialisés) sont systématiquement arrêtés au cours de rafles, jetés
en prison pour y être soit fusillés soit bat mort à coups de crosse ou de
gourdin. Rien qu'à Bujumbura on estime à 4.000 le nombre de Hutu chargés sur des
camions et menés comme du bétail à la fosse commune. Au dire d'un témoin
Tutsi, "tous les Hutu au dessus c secondaire ont été embarqués" (21)
;on pourrait en ajouter beaucoup d'autres au dessous de ce niveau.
Certaines des scènes les plus horribles ont pour théâtre l'Université
Officielle de Bujumbura ainsi que les écoles techniques et secondaires. Des
dizaines d'étudiants Hutu sont littéralement assaillis par leurs
"condisciples" tués et battus à mort. Pendant ce temps, des groupes
de mouvement de Jeunesses pénètrent à l'improviste dans les classe appellent
les élèves Hutu par leurs noms et les sommes de les suivre. Bien peu prendront le
chemin du retour. A l'Université Officielle, un tiers des étudiants soit
environ 12 disparaissent de cette façon. L'Ecole Normale de Ngagara près de
Bujumbura, perdit ainsi plus de 100 étudiants sur un total de 314, sur les 415 étudiants
inscrits à l'Ecole Technique de Kamenge-Bujumbura, on estime à 60 le chiffre
des élèves massacrés, et à 110 ceux qui prirent la fuite; à l'Athénée (école
secondaire) de Bujumbura, su 700 élèves, au moins 300 disparurent, certains étant
tués d'autres ayant fui le massacre; à l'Athénée de Gitega, 40 étudiants
furent tués, portant le nombre de disparu 148; à l'institut Technique
Agricole, également à Gitega 40 des 79 étudiants sont portés manquants, et
26 parmi eux ont été exécutés. L'École Normale Supérieure et l'Ecole
Nationale d'Administration subirent de lourdes pertes. Ces coupes sombres
atteignent également les écoles confessionnelles, tant catholiques que
protestantes. Ce ne sont pas seulement les élites Hutu proprement dites, mais
tout ce qui chez les Hutu représentait une élite en puissance, qui furent éliminés
(voir Appendice 11). Pas même l'Église ne fut épargnée. Suivant le témoignage
de Marvine Howe "12 prêtres Hutu auraient été tués et milliers de
pasteurs protestants, de directeurs d'écoles et d'instituteurs. A l'hôpital de
Bujumbura, 6 docteurs et infirmières furent arrêtés et probablement mis à
mort". L'appartenance à une Église ou à une autre n'a pourtant rien à
voir avec les pertes de leurs effectifs. Aucun secte ne jouit d'une immunité
contre les massacres. La répression prit ainsi l'allure de génocide sélectif
destiné à supprimer toutes les couches instruites ou semi instruite de
l'ethnie Hutu.
Quelle explication donner à une violence aussi démesuré Avant de tenter de répondre
à cette question, plusieurs remarques s'imposent. Notons en premier lieu que les
victimes de la répression ne furent pas exclusivement d'origine Hutu. Même si
les Tutsi ne représentent qu'un infime pourcentage du chiffre des victimes, le
fait que des Tutsi aient été massacrés par des membres de la même ethnie mérite
d'être souligné. S'agit-il de réfugiés rwandais? On peut y voir la
preuve d'un règlement de comptes entre Hima et Banyaruguru? Nous y reviendrons
ultérieurement. Relevé cependant qu'une centaine de Tutsi furent exécutés
à Gitega dans la nuit du 6 mai. Au cours de la journée, que le rapporte
Jeremy Greenland, "des conseils de guerres siégèrent dans les chefs-lieux
de province et les condamnés furent exécutés le même soir. Un chauffeur
congolais, travaillant au Burundi au service d'une firme italienne, eu l'ordre
de creuser cette nuit-là deux grandes fosses à l'extérieur de Gitega. Il y
entassa 100 cadavres fraîchement abattus et jure que les victimes étaient
principalement des Tutsi". Comme l'ajoute Greenland il s'agit là d'un témoignage
capital pour qui veut mettre en évidence que des Tutsi aient bel et bien été
exécutés au cours de la répression.
Un autre élément à ne pas perdre de vue concerne les circonstances qui ont
entouré le retour de l'ex-roi Ntaré au Burundi en mars 1972, et son exécution
à Gitega le 29 avril. Le retour de Ntare fut négocié personnellement par le
Président Amin de l'Ouganda et Micombero, peu après l'arrivée de
l'ex-souverain à Kampala le 21 mars. Sur la promesse de garanties verbales et
écrites du Président Micombero, Amin autorisa Ntaré à retourner à Bujumbura
le 30 mars. "Tout comme vous, écrivait Micombero à son homologue de
l'Ouganda, je crois fermement en Dieu ... Votre Excellence peut-être assurée
qu'aussitôt que Monsieur Ndizeyé sera de retour dans mon pays, il y sera
considéré comme un simple citoyen et qu'en tant que tel, sa vie et sa sécurité
seront assurées".' Cependant, l'ex-roi avait à peine atterri à Bujumbura
qu'il était immédiatement amené sous escorte militaire à Gitega et mis en résidence
surveillée. Il y fut passé par les armes exactement un mois plus tard. La
nouvelle de sa mort fut annoncée à Bujumbura par un communiqué officiel de la
radio: l'ex-roi avait été tué au cours d'une attaque des rebelles contre sa résidence.
Toutefois le Président Micombero devait admettre ultérieurement qu'il avait été
jugé pour complot contre le gouvernement et exécuté dès le début de la rébellion,
c'est à dire le 29 avril. D'après la version officielle Ntaré avait mis au
point un plan d'invasion du pays avec l'aide de mercenaires étrangers.
La version officielle des autorités du Burundi met donc en cause deux groupes
d'acteurs politiques distincts: d'une part l'ex-roi Ntaré, s'efforçant, selon
les termes de Micombero, "de lui tendre un piège avec la complicité de
mercenaires étrangers"", et d'autre part les auteurs du complot Hutu,
parmi les quels figuraient des personnalités importantes de l'Armée et du
gouvernement. Le premier complot fut rapidement étouffé et ne prêta guère à
conséquence (sauf pour Ntaré); on ne pouvait en dire autant du deuxième, car
de toute évidence il s'agissait là d'une affaire infiniment plus sérieuse.
Toujours dans cette optique officielle, la rébellion nous est présentée comme
une gigantesque conspiration Hutu visant à "liquider" l'ethnie Tutsi.
Ni l'une ni l'autre de ces explications n'est entièrement satisfaisante; le
moins qu'on puisse dire est qu'elles laissent de nombreuses questions en
suspens. Peut-on imaginer un instant que Ntaré était capable à lui seul de préparer
l'invasion du Burundi par des mercenaires étrangers ou même imaginer qu'il en
ait eu l'idée? Est-il concevable, et lui-même pouvait-il sérieusement
concevoir, que son autorité chancelante, sinon inexistante, eût suffi à
rallier à ses côtés les masses Hutu et à allumer des foyers de révolte dans
tout le pays - et cela au nom d'une monarchie qui avait déjà cessé d'exister?
L'idée d'un vaste complot orchestré par des fonctionnaires et militaires Hutu,
quoique plausible, soulève néanmoins un certain nombre de questions. S'il est
vrai - ainsi que l'affirme la version officielle des autorités du Burundi - que
certains fonctionnaires Hutu avaient accordé une aide financière aux rebelles,
que des milliers de machettes avaient été découverts au domicile du ministre
Hutu des Travaux Publics, qu'une carte dévoilant les zones de forte
concentration Tutsi avait été trouvée chez le ministre Hutu des Postes et
Communications, pourquoi de telles preuves n'ont-elles pas été produites à l'appui des accusation
? (26) S'il est exact que deux
millions de francs belges et des quantités d'armes et de munitions furent
saisies au domicile du sous lieutenant Ndayahozé, et que ce dernier avait été
pressenti pour devenir le premier Président de la République Hutu, où sont
les preuves? Où sont les listes de conspirateurs Hutu trouvées en possession
des rebelles? Quelle explication donner à la démission brutale du cabinet
Micombero le 29 avril? Enfin s'il on tient compte de l'effet traumatisant - et
atrophiant - des purges effectuées au cours des années précédentes, peut-on
réellement croire qu'un petit groupe de fonctionnaires Hutu aient l'intrépidité,
voire la folie, de préparer une révolte contre une armée largement dominée
par des officiers Tutsi? Que quelques officiers ou sous-officiers Hutu aient réellement
comploté contre le gouvernement n'est pas à exclure; ce qui, par contre, laisse
beaucoup plus sceptique est que ce soi-disant complot ait impliqué autant de
personnes dans la haute Administration et dans l'Armée que les autorités du
Burundi l'ont affirmé par la suite.
Au moins deux autres hypothèses: ou bien la rébellion était la résultat
d'une provocation délibérée du "lobby" de Bururi, ayant pour but
d'amener une "solution définitive" du problème Hutu et une
"solution provisoire" du problème Banyaruguru; ou elle était
l'aboutissement d'une alliance tactique entre les élements Banyaruguru et Hutu.
La première de ces hypothèses semble très improbable, ne fût-ce qu'en raison
des énormes risques qu'elle entraînait. De plus, on peut se demander si les
quelques heures qui se sont écoulées entre la démission du cabinet de
Micombero et le déchaînement de la rébellion étaient suffisantes pour donner
le branle à une révolte d'une telle ampleur. On ne doit pas non plus perdre de
vue que la région la plus durement touchée par la révolte et où les "événements"
eurent les effets les plus dévastateurs, était précisément le bastion des élites
de Bururi. Que certains membres du cabinet démissionnaire aient délibérément
déclenché une rébellion là où ils étaient les plus vulnérables, semble
difficile à concevoir. Une explication plus raisonnable, suggérée par Jeremy
Greenland (27), est que Micombero avait eu vent du complot et s'attendait au pire,
et qu'il congédia ses ministres de façon à avoir les mains libres pour
affronter la rébellion au moment où elle se déclencherait. La preuve la plus
évidente à l'appui de cette hypothèse qui montre également que ni
Micombero ni ses conseillers n'avaient la moindre idée de la date à laquelle
cette révolte éclaterait - est que le 29 avril, tous les fonctionnaires Tutsi
de la province de Bururi avaient accepté de se rendre à une réunion politique
organisée à leur intention à Rumonge ... invitation qui n'était qu'une ruse
pour les assassiner. Tous les invités furent tués à l'exception de Shibura et
de Yanda.
Si l'idée d'un complot a quelque fondement, celui-ci ne doit pas être recherché
au niveau d'une alliance tactique entre Hutu et Banyaruguru; tout au plus
s'agit-il d'une coalition d'intérêts plus ou moins précaires entre Hutu et
Mulélistes,
et peut-être aussi (mais là nous entrons dans le domaine de la spéculation)
entre réfugiés rwandais et Banyaruguru. La nature exacte des liens qui relient
chacun de ces groupes n'est pas facile à déterminer. Les Mulélistes, nous
l'avons vu, se trouvaient largement concentrés dans les provinces du sud; les réfugiés
rwandais, par contre, sont surtout répartis dans les provinces du nord (tout au
moins jusqu'en 1965). Sans doute malgré les différences culturelles qui les séparent,
rwandais et Mulélistes ont-ils partagé les mêmes épreuves: certains ne se
sont-ils pas battus côte à côte contre l'Armée Nationale Congolaise(ANC)
durant la rébellion de 1964? Ils entretiennent par
ailleurs des griefs analogues vis-à-vis du régime Micombero, les Mulélistes
pour ne pas avoir été soutenus suffisamment dans leur lutte contre les
autorités du Zaïre, les rwandais pour avoir été mis dans l'impossibilité de
monter des opérations à main armée contre le régime de Kayibanda. D'origine
Tutsi pour la plupart, les réfugiés rwandais les plus politisés appartiennent
au groupe d'inyenzi ("combattants"') qui pénétrèrent au Burundi en
1965 après avoir essuyé, aux côtés des Mulélistes, les contre-offensives de
l'ANC. A l'époque leur présence au Burundi fournissait aux autorités du Burundi une garantie de
sécurité en cas de soulèvement Hutu; mais à partir du moment où
cette
"garantie" pouvait se transformer en menace les autorités de Bujumbura n'hésitèrent
pas à les désarmer. L'opération, notons-le, fut menée "en tandem"
par les armées du Zaire et du Burundi. Aussi réelle que soit leur antipathie
vis-à-vis de ce certains réfugies appellent la "clique" Micombero,
celle-ci n'a rien de commun avec la haine qui semble les animer à l'égard des
Hutu. Qu'une alliance de raison ait pu se nouer entre Muléfistes et réfugiés
rwandais nous semble parfaitement fantaisiste; l'hypothèse d'une alliance Hutu
Banyaruguru ne résiste pas davantage à l'examen. Mieux vaut parler d'une
convergence d'intérêts liant chaque groupe de réfugiés à l'ethnie (ou
"faction") la plus proche, culturellement et politiquement, à savoir
les Mulélistes aux Hutu et les inyenzi aux Tutsi. Chaque groupe de réfugiés
devint en quelque sorte tributaire de l'ethnie "alliée". Vu le
contexte ethnique et géographique où débuta l'insurrection on comprend
que ni les inyenzi ni les Banyaruguru n'aient eu !e désir de se jeter dans la mêlée,
préférant pour le moment laisser les Hutu et les Banyaruguri s'entredéchirer.
Ce fut précisément l'un des reproches adressés aux Banyaruguru, si l'on en
juge par le massacre de Tutsi qui eut lieu à Gitega le 6 mai. Peut-être aussi
(autre facteur susceptible d'expliquer le massacre) certains Banyaruguru espéraient-ils
que le soulèvement Hutu pourrait être "récupéré" à leur profit
grâce à l'intervention de Ntaré au moment opportun, la rébellion se
transformant alors en véhicule destiné à restaurer à la fois la monarchie et
l'hégémonie Banyaruguru. Nous n'en avons cependant aucune preuve.
En dehors de savoir qui étaient les véritables auteurs du "complot" ce
qu'il faut souligner c'est la diversité des motifs qui poussèrent les insurgés
à la violence. Pour les Mulélistes le fait de participer aux tueries exprimait
beaucoup plus qu'une accumulation de griefs contre le "lobby" de
Bururi; leur comportement traduisait également un transfert d'agressivité
d'une cible (les autorités zaïroises) à un autre (les autorités du Burundi). Ce n'est donc pas
seulement sur le plan
culturel et ethnique que les Mulélistes se différenciaient des Hutu, mais aussi
sur le plan des motivations. Parmi les Hutu certains se rallièrent à la rébellion
par crainte des représailles; d'autres par opportunisme; d'autres enfin - la
majorité - en raison de leur haine profonde de tous les Tutsi, quelque soit
leur clan ou leur origine régionale. On relève enfin des différences majeures
en ce qui concerne le comportement des activistes ruraux et des
"comploteurs" urbains de Bujumbura. À supposer qu'un complot ait
effectivement été ourdi à Bujumbura par certains fonctionnaires ou
sous-officiers Hutu, ni leur modus operandi ni leurs objectifs à long ternie
n'avaient quoique ce soit de commun avec ceux des cadres ruraux, Hutu ou
Mulélistes. L'objectif-clef à Bujumbura n'était pas de tuer tous les Tutsi à portée de
la main, ou des balles, mais de prendre l'a radio et le camp militaire,
conditions sine qua non d'une prise de pouvoir. Et si nous devions donner
crédit à l'hypothèse suivant la quelle les Banvaruguru espéraient s'entendre
avec Ntaré dans le but de récupérer la rébellion, c'était pour des motifs évidement
très différents de ceux qui animaient les insurgés de Bujumbura
et de Bururi.
Ces remarques valent également en ce qui concerne les motivations et
contradictions qui se sont manifestées chez les auteurs de la répression. La
crainte d'un massacre imminent de tous les Tutsi sans distinction - crainte
parfaitement fondée si l'on se rappelle des massacres de Tutsi au Rwanda en
1959-62, et à nouveau en 1964 - explique doute la brutalité sanguinaire à la
quelle nous avons fait allusion précédemment. Il faudrait aussi mentionner le
animosités personnelles, les rancœurs dont certains cadres Hutu étaient devenus
l'objet (à tort ou à raison), le désir de s'approprier les biens des victimes -
leurs vaches, le terres, leurs bicyclettes, leurs huttes, parfois même leur
compte en banque. Mais tout cela n'explique pas les tueries délibérées et systématiques
qui suivirent le soulèvement. On reste littéralement sidéré par la vélocité
avec la quelle la répression se mua en actes quasi-génocidaires, visant à
liquider purement et simplement la presque totalité d Hutu instruits ou
semi-instruits. Voici comment Jeremy Greenland décrit le déroulement des opérations
de nettoyage:
Des Tutsi de l'endroit arrivaient au lieu dit, appréhendaient instituteurs,
dirigeants de mouvements ecclésiastiques, infirmiers, fonctionnaires, commerçants, Hutu, et leur faisaient signe de monter dans leurs Land-rovers. Des
bandes de Tutsi ratissaient les faubourgs de Bujumbura et emmenaient des camionnées
de Hutu vers une destination inconnue. Durant tout le mois de mai et jusqu'à la
mi-juin les excavatrices fonctionnaient chaque nuit à Gitega et à Bujumbura, aménageant
le! fosses communes. Dans les écoles secondaires les maîtres assistaient
impuissants aux ratissages d'étudiants ... Ceux qui étaient arrêtés étaient
pour la plupart liquidés la nuit même, souvent dévêtus et assommés à coups
de trique sous les bâches des camions avant même d'arriver à la prison, puis achevés
sur place, à la nuit tombante à coups de gourdins. Il ne fallait pas qu'on
gaspille inutilement des cartouches.
On assiste à une sorte de violence "prophylactique", vis; non
seulement à décapiter la rébellion mais pratiquement toute la société Hutu.
Ainsi s'ébauche, à coups de baïonnettes, un nouvel ordre social.
C'est en effet
une société d'un type entièrement nouveau qui est née de cette ablation
chirurgicale des meilleurs d~ ses membres. Une société où seuls les Tutsi
sont qualifiés pour accéder au pouvoir, à l'influence et à la richesse.
L'ethnie
Hutu, c'est à dire ce qu'il en reste, est à présent systématiquement exclue
de l'Armée, de la fonction publique, et pour ainsi dire de l'Université et de
l'enseignement secondaire. Les quatre Hutu à présent investis de fonctions ministérielles
n'ont aucune autorité, leur fonction essentielle étant de masquer le fait de
la domination Tutsi. Le: fonctions auparavant réservées aux Hutu sont maintenant
le privilège des Tutsi, comme le sont pratiquement tous 1 postes
importants du secteur économique moderne. (La réimposition de taxes d'école
en septembre 1973 a eu comme effet une nouvelle réduction du nombre des orphelins et autres enfants Hutu
admis dans les écoles primaire et secondaires.
Comme le disait un missionnaire: "Ayant réglé
le sort des pères, ce sont maintenant les fils de l'élite qui sort exclus de
l'instruction".) Être Hutu c'est appartenir à une catégorie humaine inférieure.
@AGNews
2002
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