TÉMOIGNAGES : L'extermination
d'une ethnie
Le Monde
1.06.1972
Un médecin belge, le docteur
Charles Henneghien, revenu récemment du Burundi, nous adresse le témoignage
suivant:
Je suis arrivé au Burundi le
13 mai alors que, l'insurrection matée, la répression battait son plein.
Aucun journaliste n'ayant pu
jusqu'ici pénétrer à l'intérieur, on sait peu de chose sur ce que fut la
répression au Sud. Quelques informations fragmentaires sont parvenues de quatre
Européens isolés à Nyanza-Lac au moment de l'insurrection et que les rebelles
firent passer en Tanzanie. On sait par eux que dans la première semaine les
deux hélicoptères de l'armée furent utilisés pour survoler les zones
rebelles en mitraillant au hasard tout rassemblement. C'est dans ces régions du
Sud que les estimations du nombre de victimes, insurrection et répression
comprises, se chiffrent par milliers. En quelques jours les estimations
avancées par la presse belge sont passées de plusieurs milliers à cent
cinquante mille morts. Ces chiffres sont parfaitement arbitraires. Seul l'afflux
de réfugiés en Tanzanie et au Zaïre témoigne de l'ampleur des massacres,
mais il est actuellement impossible de proposer une estimation sérieuse.
A Bujumbura, alors que
l'insurrection était très vite matée, alors qu'il n'y avait eu aucun soulèvement populaire, la
répression se fit de sang-froid et prit très vite le tour d'une politique
d'élimination systématique de l'élite hutu.
Les quatre ministres hutus du
dernier gouvernement furent immédiatement exécutés. Vinrent ensuite les
arrestations par vagues successives sur listes nominatives. L'armée et la
sûreté arrêtaient à domicile ou sur les lieux de travail, les activités
ayant repris à peu près normalement à Bujumbura dès le 2 mai. A quelques rares exceptions
près, toutes les personnes arrêtées étaient des Hutus. Etaient visés des
fonctionnaires, des employés, des infirmiers, des instituteurs et des moniteurs
hutus, puis les professeurs et les élèves de l'enseignement secondaire. Après
plusieurs jours à ce rythme, il devenait évident que la prison de Mpimba et le
camp militaire où les prisonniers étaient emmenés ne pouvaient contenir
autant de monde. C'est alors qu'on aperçut les premiers camions de cadavres.
« Tout le monde vit dans la terreur »
Un de nos lecteurs,
coopérant français au Burundi, nous adresse une lettre dont nous extrayons le
passage suivant:
Je suis allé jusqu'à Rutovu,
au prix de grandes difficultés (car il faut franchir d'innombrables
«barrières» de la J.R.R. (1) ou de
l'armée)... J'ai traversé un pays qui a
peur. Tout le monde vit ici dans la terreur !
Après la tentative organisée
d'élimination systématique des Tutsi par les Hutu, qui a échoué dès le
début (mais après un épouvantable massacre dans le sud du pays), c'est
maintenant l'exécution méthodique par les Tutsi d'un plan rigoureux d'élimination des Hutu. On a commencé par les «têtes», qui, de toute
évidence, attendaient et préparaient depuis longtemps le sanglant génocide
des Tutsi. Puis, progressivement, on descend : les étudiants, les élèves, les
paysans, les boys. Jusqu'où ira-t-on ?
L'E.N.S. (2) a perdu soixante
élèves (tous Hutu), l'U.O.B. (3) cent étudiants (tous Hutu). Le massacre
continue. Par camions entiers on charroie, nuit et jour, des cadavres. On
arrête tous les « suspects». On les oblige à
se dévêtir. On les fait coucher à plat ventre, les mains derrière la nuque.
On les cogne à coups de crosse, de bâton, de pierres. On les torture. Puis on
les transperce à la baïonnette. Les bulldozers font le reste.
Sans parler des innombrables
règlements de comptes ! Dans les écoles, les élèves tutsi assassinent leurs
camarades à coups de pierres, de machette, de bâton...
La J.R.R., constituée en
groupes d'autodéfense, «ratisse» les collines, tue les gens, incendie les
fermes.
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(1) Jeunesse révolutionnaire
Rwagasore. mouvement de jeunesse du parti unique.
(2) Ecole normale supérieure.
(3) Université officielle du Burundi.
@AGNews
2002
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