Rapportés par des témoins
rentrés en Belgique
Des récits effroyables sur
les massacres au Burundi
Les enfants seraient pris
dans les écoles pour être exécutés
Le Soir
24.05.1972
On sait très peu de chose sur
ce qui se passe au Burundi, car les autorités ne permettent pas aux
journalistes d'entrer dans le pays.
Deux témoignages de personnes
qui se trouvaient sur place au moment ou les troubles ont éclaté, et qui
sont rentrées depuis en Belgique, ont pourtant été apportés à l'opinion
belge, l'une à la télévision, l'autre à la radio. Ils confirment les
informations qu'avaient recueillies à la frontière du Zaire, notre
envoyé spécial qui avait pu interroger des réfugiés qui avaient fui
les massacres du Burundi. A savoir que la tuerie est d'une ampleur terrifiante,
et qu'elle continue.
Les circonstances qui ont
provoqué l'éclatement des troubles restent obscures. S'est-il agi d'une
réaction à la tromperie dont a été victime l'ex-mwami Ntare V, invité à
rentrer dans le pays. immédiatement arrêté et par la suite abattu ?
Est-ce que les Hutus ont pensé
pouvoir profiter de la dissension entre le président Micombero et certains de
ses ministres, à propos, précisément, de l'affaire Ntare ? Ne sont-ce pas ces
ministres démis qui ont déclenché une rébellion ? Y at-il eu des mulélistes
parmi les insurgés ? Ce qui parait maintenant évident, c'est que c'est sur
l'ethnie hutu comme telle que la répression s'est abattue, et qu'une politique
systématique de terreur est appliquée contre elle, bien qu'elle représente
près de 80% de la population du Burundi.
Les choses en sont arrivées à
un point tel que l'armée procède à l'élimination des Hutus non pas pour ce
qu'ils ont pu faire, mais pour ce qu'ils pourraient faire, et spécialement
lorsqu'il s'agit de personnes ayant reçu ou en train de recevoir une
éducation. On va chercher des élèves dans les écoles- pour les tuer... Les
massacres nécessitent des camions pour transporter les corps des suppliciés,
et des bulldozers pour les enterrer. Et, répétons-le, ils continuent.
Telles sont les déclarations
faites a la radio par un des rares témoins de ces événements qui ait pu les
faire connaitre.
'M. Harmegnies, secrétaire
d'Etat à la Coopération et au Développement, était présent a cette
émission. Il a indiqué qu'il était parvenu à son département et à celui
des Affaires étrangères des informations recoupant ce es mentionnées plus
haut. L'ambassadeur de Belgique à Bujumbura a été rappelé en consultation,
à la fois pour faire rapport et pour étudier les mesures qui peuvent être
prises du côté belge.
Achevé dans un hôpital
A part les témoignages
reproduits ci-dessus, l'un des principaux qui soient parvenus récemment est
celui du chanoine Pirard de nationalité française, qui a quitté le
Burundi voici quelques jours. Dans des
interviews accordées au journal . La Cité » et à la B. R. T., il relate
plusieurs faits dont il fut le témoin: . Dans un athénée, après des
arrestations officielles, des bagarres éclatèrent entre élèves tutsi et
hutus, Quatre Hutus furent blessés, on les emmena vers l'hôpital, mais la
police les « liquida » durant le trajet. Dans un hôpital, un médecin russe
protesta parce qu'on voulait emmener un blessé dont il recousait la plaie. On
le fit sortir, puis on acheva le blessé.
"A la maternité de
Mutumba, à 25 km au sud de Bujumbura, les militaires ont tué et mutilé des
femmes".
A noter d'ailleurs çue, dans
certains centres, les révoltés hutus, sous l'influence, croit-on, des
éléments mulélistes. ont également brûlé des familles entières dans leurs
huttes' et tué des Hommes, des femmes et' des enfants après les avoir
atrocement mutilés.
Mais le témoignage du chanoine
Pirard comporte encore d'autres faits accablants, qui montrent que la
répression a égalé ou dépassé en horreur la révolte des Hutus : . J'ai vu
des centaines de personnes embarquées dans trois cars. On les a fait passer
entre des haies de « jeunesses révolutionnaires Rwagasore » qui les
ont battues à coups de gourdins. On a laissé mourir les victimes de leurs
blessures, et des camions les ont ensuite déposées dans des charniers. En un
jour, une religieuse a vu passer plus de dix camions chargés chacun de plus de
deux cents cadavres. »
Le témoignage d'un autre
missionnaire, qui, demeuré au Burundi, demande que l'on taise son nom, révèle
des faits semblables: "A Bujumbura. il y eut au
moins 1.200 prisonniers hutus. La plupart furent liquidés. Cinq prêtres de ma
connaissance furent arrêtés et trois' d'entre eux ont été mis à mort."
A Bujumbura comme à Gitega,
des soldats ont "écrémé" les établissements secondaires et
l'université pour en retirer et mettre
a mort dans les camions qui les transportaient) les étudiants hutus. Comme
on n'avait pas assez de balles, on a
transpercé les survivants à l'arme blanche."
Élimination systématique
des élites
"De même, à Bujumbura et
à Ngozi, entre autres, des professeurs hutus ont été saisis et mis à mort".
Dans tout le pays, règne une chasse à l'homme qui aboutit à l'élimination systématique de toutes les élites
hutus et
même de ceux qui, dans les écoles primaires et secondaires étaient en voie
d'alphabétisation. Le génocide pur et simple semble donc être accompagné
d'une persécution systématique des futurs cadres hutus. Rappelons que ceux-ci
auraient pu un jour remettre en cause la suprématie des tutsis qui, quoique
nettement minoritaires, occupent depuis toujours les postes-clés
de la politique et de l'administration.
Témoin horrifié de ces
massacres, le chanoine Pirard n'hésita pas a écrire au président Micombero
une lettre qui se termine par cette accusation :
"Vous devrier savoir, Monsieur
le Président, que lorsqu'un peuple n'a pas le moyen de s'exprimer à travers les institutions d'une république qui n'a ni Constitution
ni Parlement, il s'exprime dans la rue ou sur les collines. Alors, qu'avez-vous fait
pour porter remède aux causes profondes qui déchirent aujourd'hui le Burundi ?
Vous êtes en train de stériliser une race et à travers elle tout un peuple."
Une hiérarchie de la
liquidation
Selon l'envoyé spécial de la
B.R.T. au Burundi, qui a vu personnellement des scènes hallucinantes et a
recueilli des témoignages tout à fait dignes de foi,
la liquidation des Hutus se fait d'une façon systématique. Se basant sur des listes provenant apparemment de
la comptabilité d'un fonds de solidarité hutu, l'armée et la sûreté, aidées par les jeunesses révolutionnaires
Rwagasore, ont d'abord capturé des fonctionnaires de rang élevé, puis
subalternes, des comptables d'entreprises, des universitaires, des étudiants
d'écoles normales. Dans cette sinistre hiérarchie de la liquidation,ils en
étaient, la semaine dernière, à venir enlever dans leurs écoles techniques
des élèves de 14 à 17 ans et commençaient à
s'en prendre aux femmes et aux jeunes filles. Il y a une huitaine de jours, les
estimations les plus sérieuses du nombre des victimes du génocide allaient
de cinquante mille à cent mille. Mais depuis lors le massacre s'est' poursuivi.
Notre confrère de la B.R.T.,
M.Geerts, a vu, à Bujumbura, des captifs étendus en couches superposées
dans un camion, emmenés vers le lieu de leur supplice. Une heure après le
couvre-feu, chaque soir, il voyait des camions chargés de cadavres roulant en
direction du champ d'aviation à proximité duquel une fosse commune se
comblait peu à peu de corps.
Il n'y a évidemment aucun procès
de l'arrestation à l'exécution perpétrée parfois dans des conditions
indescriptibles, il n'y a qu'un interrogatoire sommaire.
Le Soir / 24.5.1972
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2002
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