Les exécutions d'hommes politiques au Burundi
Un sévère réquisitoire de la commission internationale de juristes contre les autorités de Bujumbura
LA LIBRE BELGIQUE 16.1.1966
(De notre correspondant particulier de Genève.)
" Le fait que ces événements se soient déroulés sana aucune publicité, ou presque, est en soi un élément troublant", déclare la Commission internationale de juristes au sujet de la répression qui a suivi les désordres d'octobre dernier au Burundi.
La Commission, dont le siège est à Genève, est une organisation non gouvernementale bénéficiant du statut consultatif auprès de l'O.N.U. et de I"U.N.E.S.C.O. Elle groupe plus de 46.000 juristes du monde entier, luttant dans le cadre de cette Institution pour la défense du droit.
Dans une déclaration qu'elle a rendue publique samedi, la Commission prononce un sévère réquisitoire contre les autorités du Burundi. Elle rappelle d'abord qu'une mutinerie de militaire bahutu avait éclaté à Bujumbura dans la nuit du 18 au 19 octobre et qu'elle fut rapidement matée, comme le fut d'ailleurs aussi le soulèvement civil dans lei région de Muramvya, qui causa la mort de centaines de Batutsi.
Méthodes expéditives
Des procès devant des Cours martiales aboutirent à la condamnation et à l'exécution de 86 personnes, dont tous les membres des bureaux du deux Chambres. Toutes ces personnalités étaient de race hutu. Inquiète de constater combien la justice au Burundi était expéditive, la Commission entama de laborieuses démarches qui aboutirent finalement au départ de M. Philippe Graven, de nationalité suisse, pour le Burundi, en qualité d'observateur.
De leur côté, les autorités du Burundi présentaient égaiement une demande: que la Commission veuille bien s'occuper de procurer des magIstrats et des officiers de police judiciaire, afin de compléter l'appareil de la justice du pays. Ce qui était en principe de bon augure et qui attestait du désir de doter la justice du Burundi de l'intégrité souhaitable.
Pourtant, le voyage de M. Graven fut une suite de désenchantements. Il arriva à Bujumbura le 14 décembre dernier, après avoir annoncé sa visite en bonne et due forme dès le 10 décembre. Il devait néanmoins apprendre, deux jours plus tard, qu'en dépit de sa présence et sans qu'il en ait été avisé, 22 personnes avaient été exécutées le jour même. Parmi ces condamnés, se trouvait le président du Sénat, M. Joseph Bamina.
Promesses reniées
Le 17 décembre seulement. au lendemain de ces exécutions. le secrétaire
d'État à la Justice, M Artémon Simbananiye, recevait enfin M.Graven. Il promettait alors non seulement de fournir les photocopies des comptes rendus des audiences qui avaient conduit à la condamnation des personnes exécutées, mais encore de répondre à un questionnaire écrit qui lui serait soumis. M. Graven insistait, dans une lettre, sur la nécessité de joindre des pièces justificatives aux réponses qui seraient données. il indiquait par ailleurs que les réponses et les documents pouvaient être adressés à Genève, au cas où le dossier ne serait pas établi avant son départ de Bujumbura.
Mais, le 18 décembre, le même M. Simbananiye notifiait à M Graven, au cours d'une nouvelle audience, qu'il ne pouvait pas tenir sa promesse de la veille : les copies des pièces essentielles ne seraient pas transmises à la Commission de Genève; M. Graven pouvait à la rigueur les
consulter mais sans en référer à l'institution qui l'avait mandaté. Le délégué suisse refusa évidemment cette solution qui n'en était pas une, demandant simplement que les autorités veuillent bien reconsidérer leur décision.
Enfin, le 22 décembre, jour du départ de M Graven, le secrétaire d'État à la Justice l'informait par écrit qu'aucune communication ce serait faite à la Commission des dossiers ni des procès qui s'étaient déroulés à la suite des désordres d'octobre. Les réponses - évasives et sans justificatifs à l'appui - au questionnaire qui lui avait été remis, devaient suffire: mais. ajoutait M.Simbananiye, et. la Commission estimait utile d'envoyer d'autres observateurs au Burundi, "toutes les facilités à leur seraient accordées indépendamment du fait que "les procès sont publics"..
Le Roi n'aurait pu exercer son droit de grâce
Naïveté ou cynisme ? La commission ne se prononce pas,
mais elle constate à la lumière de l'expérience acquise , que des assurances formelles devraient être données avant que des observateurs soient à nouveau
dépêchés à Bujumbura. Ces assurances. au nombre de six, concernent aussi bien la libre information de la Commission et de ses délégués,
que le respect d'un minimum de légalité au Burundi. A la lecture de ces recommandations, l'on s'étonne certes d'apprendre que les décisions des tribunaux militaires étant sans droit d'appel, la seule vole de recours demeure la demande de grâce présentée au Roi, mais qu'il se trouve à Genève justement; or. l'exécution suit de si près la condamnation, que non seulement l'avis du Roi ne peut pas parvenir à Bujumbura en temps utile, mais tes demandes mêmes n'arrivent pas à Genève avant l'exécution ! Notons encore parmi les six points, le suivant :
"Les charges pesant sur les accusés devront leur être communiquées avant l'ouverture de leur procès et de telle façon qu'ils aient, ainsi que leurs avocats, le temps et les moyens nécessaires pour préparer leur défense
"
La Commission déclare, d'autre part, qu'elle est particulièrement inquiète au sujet des détenus, que l'on estime entre 500 et 1.200, les conditions de leur Incarcération n'étant pu connues. Les juristes
écrivent que le Burundi peut et doit s'amender. Ils rappellent que la Commission peut collaborer à la réorganisation de la justice comme les autorités le lui ont demandé. Mais. au préalable, « l'octroi des assurances formelles indiquées comme indispensables et des facilités requises ferait beaucoup pour dissiper les doutes quant à la volonté des autorités actuelles du Burundi de coopérer sincèrement avec la Commission. »
Y aura-t-il une réponse de Bujumbura ? Quant au Roi, Il se trouve toujours à Genève où, sur le plan politique, il ne fait pas parler de lui.
N. F.
@AGNews
2002
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