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Les origines du génocide au Burundi

Les Tutsi ont voulu régler le sort des Hutu pour vingt ans

 

 Le Soir


Paul TANNENWALD.


01.06.1972


La victoire des Hutu aux élections de mai 1965 (1) provoque chez les Tutsi une prise de conscience plus inquiète. L'exemple rwandais est plus présent que jamais. L'idée se renforce parmi eux qu'il faut conjurer au plus tôt le"péril hutu". Dès ce moment, les événements se précipitent. Las d'attendre une traduction politique réelle de leur supériorité numérique, (le Premier ministre nommé est un prince féodal, le secrétaire personnel de Mwambutsa et cela au mépris du sens des élections), quelques officiers hutu improvisent à la hàte un coup d'Etat en octobre 1965. Quelques coups de feu contre le palais (le Premier ministre Biha sera blessé), quelques huttes de Tutsi incendiées à l'intérieur du pays, puis c'est l'échec. Le coup d'Etat fait long feu. La répression est confiée à celui qui est aujourd'hui président du Burundi, Michel Micombero. Pour "couper le mal à sa racine", Micombero, sa gendarmerie et des groupes de Tutsi durs réalisent en petit ce qui se fait maintenant en grand : ils traquent et massacrent les leaders hutu les plus influents, décapitent tout net l' essentiel du personnel politique adverse. Cela se traduit par environ trois cents exécutions sommaires. Dans ce pays qui ne possèdent alors que quelques dizaines d'universitaires, des leaders de grande valeur et des cadres précieux sont exécutés.

Dès le coup d'Etat, Mwambutsa s'est enfui en Suisse. Il ne reviendra plus au pays. On peut dire que dès ce moment, la monarchie a vécu : le sacre de son jeune fils Ntare en septembre 1966 n'est qu'un intermède. Ce jeune mondain, plus européen que murundi, ne fait pas le poids devant Micombero et son groupe de Tutsi décidés. En novembre 1966, la monarchie est abolie. La République est proclamée et Micombero devient président.

A ce moment, les Tutsi les plus ouverts au progrès hésitent encore : ne pourrait-on associer les élites Hutu au pouvoir? N'est-ce pas indispensable de dépasser les querelles ethniques pour mobiliser le pays, désespérément sous-développé, autour du seul objectif valable : le développement ?  Mais hélas, c'est l'autre politique qui l'emporte : la Tutsisation systématique. Peu à peu, les cadres administratifs, mêmes subalternes (bourgmestres, secrétaires communaux), les autorités locales, l'accès aux écoles et surtout - vu l'importance politique de ce corps -- l'armée vont être " épurés ". En 1969, un pseudo complot est "découvert" : il se traduit par une nouvelle série d'exécutions (soixante cadres hutu environ sont passés par les armes: des officiers, un des rares ministres hutu, quelques autres intellectuels).

Cette politique finit par créer un semblant d'ordre. Le pays est calme car les Hutu se terrent dans un silence craintif. Quelques Hutu restent chargés de responsabilités: ils sont un alibi à la tutsisation. Mais le peuple couve sa rancune et n'oublie pas d'autant que la situation économique est stagnante et que l'Uprona - avec notamment des jeunesses fanatisées - quadrille le pays et surveille toute velléité d'opposition.

A la faveur de ce calme relatif, les dissensions naissent parmi l'élite tutsi dirigeante. Le " péril hutu" , apparemment conjuré, les clivages régionaux, les querelles entre familles aristocratiques, les ambitions de personnes apparaissent, semant la zizanie dans les ailes du pouvoir. Il faut dire que Micombero, " petit"  Tutsi originaire du Sud s'est entoure systématiquement d'hommes sûrs, c'est-à-dire d'hommes de sa région. Intrigues et tensions internes occupent les conversations et les activités des dirigeants avec même ce curieux intermède : un procès contre des Tutsi opposants  accusés de subversion et condamnés à mort - aboutit à une série de condamnations à mort puis â l'amnistie générale et à la condamnation des témoins. Cela ne fait que renforcer l'amertume des Hutu qui n'ont jamais eu droit à des mesures de grâce lors des "procès" qui leur furent intentés.

 

 

L'explosion : la force contre le nombre

 

Le retour de Ntare - exilé en Suisse et qui demande à venir au Burundi en simple citoyen - est, l'occasion d'une agitation : on agite une menace « réactionnaire »  ou «monarchiste ». Peut-être les masses hutu ont-elles vu dans ces événements un espoir de changement ? Peut-être les Tutsi évincés y ont-ils vu une occasion de retour au pouvoir? Toujours est-il que ce retour (fin avril 1972) coïncide avec une tentative de subversion dont les détails sont encore peu connus. En fait, ces événements ne sont que l' "occasion" d'une explosion de colère populaire d'ailleurs localisée dans le Sud principalement. La cause est à rechercher dans la politique des années précédentes. La rancune accumulée par les répressions  successives va se traduire par des jacqueries locales : des paysans butu, armés de machettes et aidés par des réfugiés zaïrois, anciens simbas ou mulélistes qui habitent la côte du lac Tanganyika - parcourent la campagne en brûlant des huttes de Tutsi et en massacrant sauvagement environ cinq mille d'entre eux.

Il faut savoir qu'au Burundi, l'idée d'une résistance populaire organisée n'existe pas : rébellion signifie nécessairement surgissement sauvage et mal préparé. Ces bandes de paysans n'ont pas de véritables leaders (et pour cause...). ils n'ont pas d'armes, pas d'organisation, pas d'idéologie. L'aide extérieure est presque nulle (on parle de mystérieux conseillers chinois mais le soutien étranger a certainement été très limité). Ils n'ont que leur rancune et leur pauvreté : ce ne sont ni des Vietcongs, ni des Tupamaros, ni des maquisards. Leurs ennemis sont le plus souvent les  petits Tutsi, leurs voisins de collines et non les véritables détenteur du pouvoir. Et c'est le déferlement sanglant et souvent d'une inutile cruauté. 

Mais le pouvoir, lui, dispose de la force (l'armée) et de l'organisation. Sa répression sera plus vaste, plus systématique et cyniquement dirigée vers une «solution finale» du «péril hutu ». Face à la rébellion, les Tutsi oublient leurs dissensions et font bloc. Il s'agit cette fois de régler le problème pour les vingt années à venir. On va radicalemept exterminer l'élite et par l'élite il faut entendre tous ceux qui savent lire et écrire ou qui ont quelque influence. «Génocide»  qualifie bien cette politique délibérée: fonctionnaires, commerçants, prêtres, catéchistes, écoliers, petits employés, bref tous les hutu qui ne sont pas les simples paysans illetrès des collines sont menacés et souvent sommairement passés par les armes, cinquante mille morts semble un chiffre confirmé officiellement. On imagine ce que cela représente comme saignée dans un pays qui ne comptait que quelques centaines d'étudiants dans l'enseignement supérieur. Des années de scolarisation ou de formation technique sont anéantis en quelques heures. Les Hutu sont, pour longtemps, stérilisés intellectuellement. Les Tutsi triomphent mais sur un pays exsangue.

 

 

Un engrenage désespérant

 

L' auteur de ces lignes au retour d'un séjour de plusieurs années au Burundi, écrivait en 1970 : " l'impasse est tragique : les espoirs frustrés des Hutu et la répression quasi permanente ont à ce point creusé le fossé (...) que tout relachement  du strict contrôle politico-militaire risque de conduire à l'explosion sauvage (la machette et l'allumette, armes traditionnelles des jacqueries). Il est vrai que la population n'a aucune habitude de résistance organisée, que les élites hutu ne forment pas une opposition cohérente, que l'art de la guerilla est ignoré toutes les tentatives  ont échoué à cause d' indiscrétions ou de dénonciations) mais cela ne durera pas toujours. Du fait d'occasions manquées, il est à craindre que le choix actuel ne soit entre un ordre de privilégiés, soutenu par une police efficace et une armée définitivement épurée de ses éléments Hutu et d'autre part une revanche anarchique à laquelle on accule peu à peu une population déjà écrasée par l'obligation de subsister. Il faudrait à ceux, Hutu ou Tutsi, qui voudraient débloquer cette situation un singulier courage moral, une héroïque volonté d'oublier le passé et surtout des réalisations capables de rendre confiance au peuple et d'orienter les forces vives vers le développement". L'alternative choisie a été la plus sombre : même les Tutsi ouverts qui sont conscients de cette aberration qui consiste à éliminer périodiquement les cadres patiemment formés et à ignorer 85% de la population, sont acculés - tant la haine est profonde - à ce choix absurde : dominer par la terreur ou disparaitre brutalement. Aujourd'hui, à l'ombre des charniers, aucune lueur d'espoir ne transparait...

La Belgique - vu l'histoire et vu son poids sur la destinée ou la simple survie économique du pays - tient en mains un levier important négocier son aide contre une politique qui soit simplement humaine. C'est évidemment de l'ingérence. Mais est-il imaginable que nous fassions comme si rien ne s'était passé et que nous maintenions en vie ce régime qui s'est disqualifié par des actions dont le cynisme défie l'imagination ?

 

Paul TANNENWALD.
FIN

 

 

 

Le Soir/1.6.1972 (suite)

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