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Les Hutus fuient la folie des Tutsis: des récits et des chiffres hallucinants 

 JEAN-PAUL COLLETTE

LE SOIR 24.8-1988 . 

 


DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

Boutare, 23 août.

Les affreuses blessures par balles et par éclats de grenades en témoignent à suffisance: les 80 enfants (en majorité), femmes et hommes soignés à l'hôpital de Boutare, au sud du Rwanda, sont les survivants d'un massacre systématique perpétré à l'arme a feu, certainement pas à l'arme blanche, par les militaires burundais qui ont ratissé de très nombreux villages de la province septentrionale.

Niais ils ne sont qu'une poignée par rapport au nombre de 40.000 réfugiés (37.303 exactement lundi et 3000 ajoutés mardi par le flot quotidien), qui ont réussi à franchir la rivière Akamyaru, et qui attendent, sous la pluie, sans abri. dans quatre camps improvisés, d'être pris en charge.

La gravité des blessures n'est en fait qu' une terrible introduction aux récits recueillis dans les salles surpeuplées clés soins intensifs et de chirurgie. Tous les réfugiés parvenus à Boutare sont unanimes les militaires Tutsis ont déferlé la semaine dernière dans de nombreux villages pour y venger quelques-uns d'entre . eux auparavant pris à parti selon quelques rescapés, par des Hutus mécontents

Tout serait parti, selon un homme qui a gagné le Rwanda, sans nouvelles de ses sept enfants. de la disparition régulière de villageois hutus emmenés " on ne savait où par des soldats, sans qu'on les revoit jamais. A un moment ,nous avons réagi violemment et il a eu quelques bagarres avec les militaires".

La suite est reconstituée de manière quasi unanime. Ce que raconte André est approuvé par tous les autres rescapés : « Les soldats sont revenus et ils s'en sont pris aux autorités communales, qui sont pourtant des Tutsis. avant de pousser tous les habitants dans leur maison. Ils sont alors entrés et ont mitraillé jusqu'à ce que plus personne ne bouge. Moi, j' y ai échappé, parce que j' étais aux toilettes. Un seul de mes cinq enfants a survécu. »

A d'autres endroits, ils ont fait au contraire sortir les villageois un par un pour les abattre. A Boutare, une jeune fille qui a perdu un bras, arraché par une balle, raconte que l'armée«a jeté des gaz suffocants pour nous obliger à sortir ». Des gaz lacrymogènes, sans doute.

Puis, les hélicoptères sont arrivés, pour poursuivre les fuyards et leur balancer, à travers le couvert de la forêt, d'interminables giclées de mitrailleuse.

Des témoins rwandais confirment avoir vu, de l'autre côté de la frontière, le ballet des hélicoptères-tueurs. D'autres, parmi lesquels des coopérants belges, ont régulièrement vu apparaître, sur la rive burundaise de l'Akamyaru des blindés, toujours par deux.

Il est incontestable, quand on rassemble tous les éléments disponibles au Rwanda, que le chiffre officiel de 5.000 morts est largement inférieur à la réalité. Celui de 24.000 lancé dimanche à Bujumbura pourrait être dépassé. Un des rescapés avance une évaluation qui écrase de loin les bilans jusqu'ici cité : « Trois communes ont été totalement rasées et dans chacune d'elles, la moitié au moins des habitants est morte. Et chaque commune comptait entre 45.000 et 50.000 habitants. Soit un nombre de victime équivalant à la moitié de 135.000 habitants. .

Une femme, malgré sa faiblesse' tient à dire que les deux épouses et les vingt-six enfants de son mari ont été tués, Comme les familles voisines. Et chaque réfugié y va du même terrible décompte : de plus en plus, dans la région frontalière, on entend conclure à mi-voix : " C'est comme en 1972..."

Il est en tout cas indéniable que la répression militaire s'est prolongée bien après une opération de « punition » de la colère locale de quelques Hutus. « Je les ai entendu crier, dit un blessé, tous les Hutus doivent être tués. » Il faut pourtant nuancer entre deux faits : la panique qui s'est emparée de l'ethnie Hutu et l'absence totale de nouvelles de l'intérieur, au-delà des communes frontalières.

Lundi encore, des coups de feu ont été entendus à hauteur de Ntenja. Mardi, des blessés touchés peu de temps auparavant ont été découverts dans la forêt rwandaise. Et la rivière Akamyaru continue à charrier des cadavres : la plupart de ceux-ci, en deux ou trois jours, ont atteint le fleuve Nyabarango, très près de la capitale Kigali. D'un pont, on en a compté deux cents entre dimanche et mardi matin. Et les derniers recensés avaient les mains attachées derrière le dos.

Les autorités rwandaises ne s'arrêtent pas aux morts. Elles tentent avec une merveilleuse solidarité, de venir en aide aux plus démunis. Si le flux de réfugiés s'était quelque peu ralenti mardi, il continuait à grossir un groupe de quelque 40.000 personnes répartis en quatre camps. Seuls les blessés étaient dirigés vers Butaré, où l'hôpital déborde. Les autres attendent sous la pluie.

Le Rwanda a grand besoin du secours international qui lui arrive peu à peu. Même si les massacres ont cessé, il devra faire longtemps face à une situation trop lourde pour lui - la peur de ses Hutus burundais, l'effroi de leurs souvenirs leur interdisent actuellement de songer à rentrer dans un pays où ils n'ont d'ailleurs plus personne.

 

 

 

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